Les fonctionnaires de Côte d’Ivoire aspirent au mieux-être. Figés dans le temps par un demi-siècle de sclérose, leurs rémunérations et leurs accessoires ont fini par être dépassés par les réalités de la vie (boom démographique, hausse des loyers, etc.) Malgré les efforts du gouvernement pour revoir les paies à la hausse, le front social reste en alerte. Et la problématique qui revient dans les doléances, c’est comment se loger décemment ? Le projet initié par les autorités semble ne pas emballer les fonctionnaires. Ils veulent bien plus et souhaitent autre chose.
Le 21 janvier dernier, la ministre de l’Éducation nationale, de l’enseignement technique et de la formation professionnelle signait un protocole d’accord avec son homologue en charge de la Construction, du logement et de l’urbanisme. Objectif : réaliser 60 000 logements en faveur des enseignants. La convention doit permettre au personnel du ministère de l’Éducation de disposer de logements à moindre coût. « C’est nous qui avons mis sur pied ce projet. Nous l’avons, en tant que Mutuelle des personnels de l'Éducation nationale et de l'enseignement technique (MUPEMENET), proposé à la ministre Kandia Camara, qui n’a pas hésité à le soutenir », peut se targuer Innocent Koffi, Président de la Coordination des syndicats de la Fonction publique (COSYFOP) et Secrétaire général de la Coordination, un syndicat d’enseignants du secteur public. À la base, les précédentes grèves dans le secteur pour réclamer une revalorisation de l’indemnité de logement chez les enseignants du préscolaire, les instituteurs et les professeurs. Les instituteurs veulent passer de 40 à 60 000 FCFA et les enseignants des lycées et collèges demandent que leurs indemnités de logement soient revalorisées de 60 à 100 000 FCFA, voire 120 000 FCFA. À cela, il faut ajouter les profs d’université, qui exigent désormais 300 000 FCFA au lieu des 70 000 FCFA que certains perçoivent comme indemnités et qui, pour eux, sont dépassés par les réalités. « L’indemnité de logement, c’est le prochain combat », avait prévenu Gnagna Zady Théodore, Président de la Plateforme nationale des organisations professionnelles du secteur public. Se loger est devenu une épine dans les pieds des travailleurs de la Fonction publique. La quiétude dans les universités et des établissements scolaires publics est liée aujourd’hui à cette problématique dans ce corps de métier. Autrement dit, près des trois quarts des fonctionnaires de Côte d’Ivoire. Est-il possible d’entreprendre une revalorisation des indemnités de logements à une telle échelle ? « Oui », assure innocent Koffi. « Mais l’indemnité de logements n’est qu’un bouc émissaire. Le véritable problème des enseignants, c’est comment avoir un toit à la retraite. Si vous donnez l’indemnité de logement à n’importe qui, elle ne suffira pas. C’est de maisons que nous avons besoin ».
Utopie ? Et le projet d’offrir des logements à 60 000 enseignants de la MUPEMENET en est l’illustration, à l’entendre. Il faut, dit-il, songer à une politique qui puisse offrir un toit à tout travailleur de la Fonction publique, tout comme cela avait été le cas dans les années 80. « Possible ? Oui. Les enseignants sont les fonctionnaires les plus nombreux de Côte d’Ivoire. L’effectif tourne autour de 150 000 personnes. Si nous réussissons à leur offrir un toit, alors il sera possible de le faire pour tous les fonctionnaires de Côte d’Ivoire », croit dur comme fer M. Koffi. Il est soutenu dans cette idée par le porte-parole de la Coordination des syndicats du secteur de la santé (COORDISANTE), Boko Kouao. « En 1983, lorsque tout le quartier de Yopougon-Sidéci était en brousse, avec 1,5 million FCFA on pouvait avoir des logements. Mais lorsqu’on a demandé aux fonctionnaires de venir souscrire à ce projet pour avoir un toit, beaucoup ont refusé. Et c’est cette mentalité qui prévaut encore aujourd’hui. Beaucoup attendent d’avoir d’abord des millions avant de songer à avoir un toit. Mais si nous avons une indemnité contributive au logement, c’est bien pour cela. Elle ne sert pas à acheter une maison, mais à contribuer à avoir un toit à sa retraite », explique Boko Kouao. Aujourd’hui, selon lui, les enseignants sont les mieux payés en Côte d’Ivoire et ils doivent montrer l’exemple. Un raisonnement que ne partage pas la Coalition des syndicats du secteur éducation - formation de Côte d’Ivoire (COSEFCI). Pour Ako Nomel, son premier porte-parole, les projets de logement en faveur des fonctionnaires étaient aisés il y a des dizaines d’années. Mais les réalités d’aujourd’hui, d’après le leader syndical, ne sont pas celles d’hier. « C’est pour cela que nous sommes sceptiques quant au projet du gouvernement d’offrir un toit à chaque enseignant. L’échec de la politique des logements sociaux nous rappelle combien cela est utopique, puisque nous sommes les travailleurs les plus nombreux de la Fonction publique. Pour nous, il s’agit d’un moyen de nous détourner de notre volonté de revaloriser l’indemnité de logement », se méfie-t-il. Il est rejoint par Pacôme Attaby, ancien porte-parole de la COSEFCI. Les coûts faramineux des logements sociaux (autour de 15 millions FCFA les moins chers), selon lui, rendent les souscriptions difficiles pour les enseignants.
Subvention Même avec une subvention de l’État, le nombre d’enseignants concernés et l’absence d’espace à Abidjan et banlieue lui font dire qu’il est impossible de tenir un tel projet. La COSEFCI n’est pas la seule structure à être prudente sur la question. Mamadou Traoré Dohia, Président de la Fédération des syndicats autonomes de Côte d’Ivoire (FESACI), parle de consensus. Avant de nourrir le projet d’offrir un toit à chaque fonctionnaire de Côte d’Ivoire, il faut d’abord établir un cadre formel de discussion. « Chaque Ivoirien rêve d’avoir un toit, mais il s’agit de voir la faisabilité, compte tenu du coût des logements et de la cherté de la vie pour les travailleurs, dont le salaire ne suffit pas. Même si l’idée est bonne, les obstacles à un tel projet sont nombreux », prévient M. Traoré. Bertoni Kouamé, le Secrétaire à la communication de la COSEFCI, pense que si un projet de logements pour les fonctionnaires doit exister il passe obligatoirement par la revalorisation de l’indemnité de logement. Il appartient ensuite au fonctionnaire de voir à quel programme de logements il souhaite souscrire. Une idée sur laquelle les enseignants s’accordent avec le personnel soignant de Côte d’Ivoire. « En réalité, il n’est pas du ressort du gouvernement de loger un fonctionnaire. C’est à nous de le faire. Au niveau des personnels soignants, nous attendons l’effectivité de nos primes trimestrielles. Une fois que cela sera fait, nous allons participer à un projet de logements », explique Boko Kouao. Pour l’instant, aucun programme digne de ce nom n’existe pour le personnel soignant, estimé à 28 000 fonctionnaires, soit le deuxième corps le plus important de la Fonction publique. En avril 2019, l’effectif des fonctionnaires de Côte d’Ivoire s’élevait à 219 003 travailleurs, selon le ministre de la Fonction publique, le général Issa Coulibaly. D’après l’un de ses proches collaborateurs, les fonctionnaires de Côte d’Ivoire sont confrontés à la même difficulté que le reste des Ivoiriens. « On veut tous loger à Abidjan. La seule manière de gérer la crise du logement est de décentraliser encore plus l’administration publique et l’emploi dans sa globalité. Faire un projet de logements à l’intérieur du pays est non seulement moins coûteux mais plus rapide à réaliser ». Pour ce qui est d’Abidjan, il ne resterait plus qu’une solution d’après lui : construire en hauteur. En combinant ces deux idées, assure-t-il, on peut offrir un toit à chaque fonctionnaire. Mais nombreux sont ceux qui en doutent. « Si un jour cela devait se faire, la seule façon de nous offrir des maisons serait d’imiter Félix Houphouët-Boigny : construire des logements et les mettre en location-vente. Comme cela, nous voyons la maison et nous savons que c’est du concret », conclut Abba Eban, Président du Mouvement pour l'union des enseignants de Côte d'Ivoire (MUNECI).
Raphaël TANOH