Depuis début mai, de nombreux pays ont entrepris l’assouplissement progressif de leurs mesures sanitaires vis-à-vis du coronavirus. Après deux mois de psychose, partout les populations sont pressées de revenir à un semblant de normalité. En Côte d’Ivoire et dans certains pays africains, la levée des mesures de restriction coïncide hélas avec la hausse du nombre des cas de contamination. Mais la vie reprend peu à peu. Lieux de cultes, maquis, restaurants et marchés sont ouverts. Avec ou sans mesures barrières, la normalité semble de retour pour certains et dans certains milieux. Cela répond-il à une nécessité économique et sociale ou est-ce simplement un mauvais timing ?
Émeutes au Nigeria, manifestations au Burkina Faso : l’Afrique veut d’urgence reprendre le travail. C’est dans cet élan que la Côte d’Ivoire a entrepris, mi-mai, son retour progressif à la normale, sans heurts et sans pression. Mais avec une once d’inquiétude. Car, loin d’être affaiblie, la pandémie continue de progresser dans le pays, avec son lot de décès de plus en plus pénibles à supporter. L’un des plus célèbres est celui de Cheick Boikary Fofana, Président du Conseil supérieur des imams, des mosquées et des affaires islamiques (COSIM). Alors que le pays pleure un homme de valeur, la moyenne journalière des personnes infectées recensées évolue en dents de scie, avec le 19 mai environ 2 200 malades, plus de 1000 guérisons et autour de 25 décès. Bien que les experts s’accordent à dire que le pic épidémique n’est pas encore atteint en Afrique, le Conseil national de sécurité (CNS) a annoncé le 14 mai dernier la seconde phase de l’assouplissement des mesures sanitaires. Après l’ouverture des écoles, des mosquées et des restaurants à l’intérieur du pays, la capitale économique (isolée depuis plus d’un mois) a entrepris l’ouverture de nombreux lieux publics le 15 mai. Le couvre-feu a été levé. À partir du 25 mai, les écoles seront autorisées à rouvrir et le 31 mai, le pays pourrait même renouer avec une quasi-normalité.
Asphyxie Les raisons de ces mesures ? « La létalité de la maladie, entre 1 et 1,5%, reste contenue bien en dessous des prévisions initiales, malgré une légère augmentation du taux de contamination, notamment à Abidjan, qui enregistre la totalité des nouveaux cas depuis le 21 avril 2020. Le taux de guérison était d’environ 44% à la date du 12 mai et frôle désormais les 50%, l’un des meilleurs sur le continent », s’est félicité le Secrétaire général de la présidence de la République, Patrick Achi, lors du dernier CNS. Une décision hâtive ? Non, pour certains : « nous sommes pressés de reprendre le travail. À cause des mesures sanitaires, nos recettes ont considérablement baissé. De 20 000 FCFA, elles sont passées à 10 000 », s’impatiente Adama Yéo, Président du Groupement des chauffeurs. Pour lui, comme pour la plupart des acteurs du transport, les mesures de restriction sont en train de les asphyxier. « Nous avons moins de cas que beaucoup de pays qui ont levé leurs mesures sanitaires, alors je pense que les autorités ont eu raison », ajoute Adama Yéo. Il n’est pas le seul à le penser. « Les Ivoiriens ont bien observé les mesures édictées. Au niveau des lieux de cultes, par exemple, les guides ont scrupuleusement veillé à ce qu’ils restent fermés, ajoute Youssouf Konaté, aumônier et imam de la mosquée de la base navale de Locodjro. Au niveau du corps médical, on se dit plus ou moins rassuré par ce retour progressif à la normale. « Nous suivons l’évolution des cas. Mais, jusque-là, on ne peut pas dire que les services hospitaliers soient débordés. Au contraire, cette situation a entraîné une forte baisse de la fréquentation. Une sorte de psychose pousse les gens à fuir les hôpitaux. Or, cela peut entraîner l’évolution de d’autres maladies. Ce retour à la normale va ramener les vieilles habitudes », se réjouit Dr Guillaume Akpess, Secrétaire général du Syndicat national des cadres supérieurs de la santé de Côte d’Ivoire (SYNACASS-CI).
Foyers de contamination ? Cependant, une bonne frange d’Ivoiriens se montre méfiante face à ce retour progressif à la normale. C’est le cas notamment de Ben N’Faly Soumahoro, Président de la Fédération ivoirienne des consommateurs Le Réveil (FICR). « Ce que nous constatons, c’est qu’on met la charrue avant les bœufs en décidant de lever les mesures sanitaires. Lorsque ces mesures étaient en vigueur, nous avons tous vu à quel point ça été difficile de les faire respecter. Dans les véhicules de transport public, les policiers sont obligés de faire descendre certains passagers, de mettre certains véhicules en fourrière, parce que les règles de distanciation ne sont pas de mise. Le premier vendredi qui a suivi l’ouverture des mosquées à l’intérieur du pays, les gens sont venus massivement prier, sans tenir compte des mesures sanitaires. Ça été une catastrophe ». D’après le Président de la FICR, dire aux populations que les mesures de restriction sont levées revient à leur dire que la maladie est sous contrôle. « Pour beaucoup, cela veut dire que le coronavirus est fini. Ils vont se relâcher encore plus », ajoute Ben N’Faly Soumahoro.
Au sein du corps enseignant, on se fait également du souci. Depuis le début des cours à l’intérieur du pays, les constats ne sont guères rassurants, pour le Syndicat national des enseignants du second degré de Côte d’Ivoire (SYNESCI). « Le premier jour, dans beaucoup de localités, les enseignants ont refusé d’enseigner. Parce qu’il n’y avait pas le matériel de protection qu’on nous avait promis. Il n’y avait pas de masques. Dans certaines écoles, il n’y avait qu’un seul seau d’eau pour se laver les mains », énumère Ekoun Kouassi, le Secrétaire général du SYNESCI. Selon lui, ce retour à la normale a été brusqué pour le corps enseignant. « Il est vrai que l’éducation est très importante pour le pays. Mais la santé des enseignants, des élèves et du personnel administratif est prioritaire », poursuit-il. Cette situation, à l’entendre, doit servir de leçon pour mieux préparer la réouverture des écoles à Abidjan. « On ne peut se permettre ce genre de chose à Abidjan, épicentre de l’épidémie, faute de quoi les écoles risquent de devenir des foyers de contamination », prévient le leader du SYNESCI.
Pour Ben N’Faly Soumahoro, il y a beaucoup de paramètres à gérer avec la levée progressive des mesures sanitaires. « En Europe, certaines écoles ont fermé après avoir rouvert. On risque, avec la levée des restrictions, d’aggraver la situation », fait-il remarquer. Les cas de non-respect étaient déjà légion lors de la mise en place des mesures sanitaires, selon les rapports journaliers du porte-parole de la police nationale, le commissaire principal Charlemagne Bleu. Si ce dernier promet des sanctions à l’encontre des contrevenants, pour des observateurs tels que Dr Guillaume Akpess, la plus grande menace de la levée des restrictions c’est que le virus se propage dans les villes de l’intérieur du pays. « Cela risque de compliquer les choses», met en garde le Secrétaire général du SYNACASS-CI.
Face à tous ces risques, bien sûr, les autorités ont un plan bien huilé. La capacité d’accueil du système sanitaire public pour faire face à la maladie a été portée à 700 lits à Abidjan. Le gouvernement assure de la disponibilité des médicaments pour les traitements des patients, ainsi que des intrants pour les prélèvements et les tests. De même, selon le porte-parole du gouvernement, Patrick Achi, la stratégie de dépistage avancée a enregistré l’ouverture de 6 centres d’accueil dans le Grand Abidjan, sur les 13 prévus. À l’intérieur du pays, les régions et districts sanitaires verront leurs capacités renforcées, à travers un dispositif de diagnostic et de prise en charge intégré. À cela il faut ajouter, d’après M. Achi, la distribution gratuite du premier lot de 22 millions de masques au grand public. Un vaste programme, soutenu par le Fonds de soutien économique, social et humanitaire. Suffisant ? Jusque-là, rien ne semble l’être, devant ce nouveau virus qui met le monde entier à genoux.
Raphaël TANOH