Environ 5 000 personnes meurent du tabagisme chaque année en Côte d’Ivoire, selon l’Organisation mondiale de santé (OMS). Pour juguler ce fléau, le gouvernement multiplie les actions, que l’industrie du tabac s’emploie sournoisement à plomber en encourageant une consommation accrue des produits du tabac. Qu’est-ce que l’ingérence de l’industrie du tabac ? Comment s’opère-t-elle ? Quels sont les outils dont disposent les gouvernants pour y mettre fin ? JDA s’est penché sur ces questions.
L’Enquête démographique, de santé et à indicateurs multiples réalisée en 2012 par le ministère de la Santé relève une prévalence générale tabagique de 14,6% en Côte d’Ivoire, avec une tendance importante chez les jeunes, qui sont la frange de la population la plus touchée. Une autre étude, datant de 2009, révèle des taux de 5,6% et 23,4% respectivement chez les jeunes filles et les jeunes garçons scolarisés de 13 à 15 ans. Le tabagisme engendre un réel problème de santé publique en Côte d’Ivoire, où il reste, au regard des chiffres évoqués plus haut, l’une des principales causes de mortalité. Il est incriminé dans 90% des cas de cancers du poumon.
Au plan économique, la lutte contre le tabagisme coûte 28,6 milliards de francs CFA par an à l’État ivoirien pour la prise en charge des maladies induites par la consommation des produits. Un coût supérieur aux recettes générées par la taxe sur le tabac, qui s’élève à environ 18 milliards de francs CFA par an. En somme, les conséquences du tabagisme sont importantes et se dressent comme un obstacle au développement économique du pays.
Batterie de mesures Pour encadrer la consommation du tabac de garde-fous légaux et ramener ses conséquences à des proportions moins importantes, le gouvernement ivoirien s’est résolument engagé dans la lutte en prenant plusieurs mesures. Il a notamment ratifié en 2010 la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte anti-tabac (CCLAT), qui vise à réduire l’offre et la demande des produits de tabac.
Dans le préambule de la CCLAT, les parties ont reconnu « la nécessité d’être vigilant face aux efforts éventuels de l’industrie du tabac visant à saper ou dénaturer les efforts de lutte anti-tabac et la nécessité d’être informé des activités de l’industrie du tabac qui ont des répercussions négatives sur les efforts de lutte … ».
L’article 5.3, clef de voûte de la même convention, dispose « qu’en définissant et en appliquant leurs politiques de santé publique en matière de lutte anti-tabac les parties doivent veiller à ce que ces politiques ne soient pas influencées par les intérêts commerciaux et autres de l’industrie du tabac, conformément à la législation nationale. »
Le gouvernement a également pris en 2012 un décret d’interdiction de fumer dans les lieux publics et les transports en commun. Il a adopté et promulgué en juillet 2019 une loi relative à la lutte anti-tabac. En janvier 2022, il a renforcé cet arsenal juridique en adoptant deux autres décrets. Le premier porte sur les modalités d’application des mises en garde sanitaires, le conditionnement, l’étiquetage et la commercialisation des produits du tabac et le second sur l’institution d’un système de suivi, traçabilité et vérification fiscale.
L’ingérence de l’industrie du tabac Malgré cette batterie de mesures, le tabagisme continue de prendre de l’ampleur. Plusieurs raisons expliquent cette situation. Parmi celles-ci, l’ingérence de l’industrie du tabac. Ce terme englobe les fabricants, les importateurs et les distributeurs de produits du tabac ainsi que les transformateurs de feuilles.
L’industrie du tabac fait une promotion active de ses produits alors qu’elle connaît depuis des décennies les conséquences de leur consommation sur la santé humaine. Il y a un conflit fondamental et inconciliable entre les intérêts de l’industrie du tabac et ceux de la santé publique. La première assure la production et la promotion d’un produit dangereux. Dans le même temps, les gouvernements et les agents sont nombreux à vouloir améliorer l’état de santé de la population par des mesures visant à réduire la consommation de tabac.
Entre donc d’un côté des millions de vies à sauver (c’est-à-dire la santé) par les gouvernants et de gros intérêts économiques (c’est-à-dire l’argent) à préserver pour l’industrie du tabac, de l’autre, la bataille fait rage. De façon concrète, l’industrie du tabac procède de plusieurs manières. Elle peut, par exemple, tenter de s’ingérer dans l’élaboration des politiques de santé publique ou de lutte anti-tabac afin de torpiller ou d’empêcher toute réglementation contraire.
« Le Codentify qui a été adopté par la Côte d’Ivoire comme système de suivi et de traçabilité des produits du tabac a été fortement soutenu par l’industrie du tabac. Après avoir découvert la main cachée de l’industrie du tabac, ce système n’est plus appliqué et un projet de nouveau système est en cours d’élaboration pour le remplacer », indique un rapport de l’ONG CLUCOD publié en août 2021 et intitulé « Côte d’Ivoire : Indice d’ingérence de l’industrie du tabac 2021. »
Bien souvent, l’industrie du tabac se livre à des opérations de charme envers les élus afin de les convaincre de ne pas adopter de lois trop sévères à son encontre. En Côte d’Ivoire, des industriels du tabac ont par exemple proposé en 2019 un voyage en Suisse à des députés, séjour qui a été finalement annulé grâce à la mobilisation des acteurs de la lutte anti-tabac, selon ce même rapport.
Au plan international, le géant du tabac Philip Morris, leader mondial de la cigarette, a embauché en 2014 plus de 60 lobbyistes pour contrer une directive européenne, selon « Les secrets de la plus grande compagnie de tabac au monde : Les dossiers de Philip Morris », une enquête de l’agence de presse britannique Reuters s’appuyant sur des documents confidentiels de l’entreprise.
L’industrie du tabac s’efforce également de séduire une clientèle de plus en plus jeune. En effet, les emballages des produits sont rendus attrayants et les réseaux sociaux sont utilisés pour la publicité. De nouveaux produits tels que les inhalateurs électroniques ou la chicha sont proposés à la consommation.
« Pour appâter les jeunes filles, elle (l’industrie du tabac) fabrique des cigarettes sous forme de rouge à lèvre, minces, effilées. Cela semble donner un style tendance qui séduit les jeunes filles. Les cigares, eux, sont présentés comme une affirmation, une marque de bourgeoisie, de réussite sociale. Il y a aussi les designs des paquets de cigarettes, très raffinés, qui attirent les jeunes, sans compter les nouvelles formes de tabac comme la chicha ou encore la cigarette électronique », confirme le Dr Ernest Zotoua, Directeur coordonnateur du Programme national de lutte contre le tabagisme, l’alcoolisme, la toxicomanie et les autres addictions (PNLTA), dans une interview à Fraternité Matin, édition du mardi 15 juin 2021, numéro 16 940.
Dans l’évaluation du niveau d’ingérence, sept indicateurs sont généralement pris en compte : l’élaboration des politiques de santé publique, les activités de responsabilité sociale des entreprises de tabac, les avantages octroyés à l’industrie du tabac, les interactions entre les gouvernants et l’industrie du tabac, la transparence dans ces interactions et les conflits d’intérêts et mesures de prévention de l’influence.
Mais, quelle qu’en soit la forme, l’ingérence de l’industrie du tabac vise toujours à contrer les efforts déployés pour juguler le tabagisme et ses conséquences sociales, économiques, environnementales et sanitaires néfastes.
Les outils contre l’ingérence Malgré tout, les gouvernements ont entre leurs mains des outils pour mettre fin à cette ingérence. Cela passe par plusieurs actions ou mesures, comme éviter de collaborer avec l’industrie du tabac lors de l’élaboration de politiques de lutte anti-tabac, dénormaliser les activités dites socialement responsables de l’industrie du tabac, rejeter les accords non contraignants avec le « Big Tobacco », cesser d’accorder des incitations à l’industrie du tabac, mettre en place un code pour servir de pare-feu, obliger l’industrie du tabac à fournir des informations sur ses activités et exiger une plus grande transparence.
Dans son rapport, l’ONG CLUCOD a notamment recommandé au gouvernement ivoirien « une vulgarisation substantielle de la loi relative à la lutte anti-tabac » et de « faire en sorte que l’industrie du tabac ne fasse pas partie de la Confédération des entreprises de Côte d’Ivoire, de sorte à être exclue des avantages accordés à cette confédération »’.
Serge Alain KOFFI