Âgé de 64 ans, Pascal Affi N’Guessan, président du Front populaire ivoirien depuis 2005, se livre à JDA dans une interview exclusive réalisée à son domicile le 27 avril 2017. Il évoque sans tabous les difficultés de son parti, la démission du vice-président Michel Amani N’Guessan et le clivage de nouveau mis à jour le 30 avril, à l’occasion de la fête de la liberté, au cours de laquelle l’aile dissidente conduite par Aboudramane Sangaré a défilé, malgré l’interdiction des autorités. « Affi » parle aussi de ses rapports avec le couple Gbagbo, mais surtout de l’avenir du FPI. Un parti qu’il souhaite voir de nouveau rassemblé, sans pour autant écarter des alliances avec d’autres formations, auxquelles il s’oppose aujourd’hui.
Journal d’Abidjan : Cette année, quel sens donnez-vous à la fête de la liberté qui comme chaque année depuis 18 ans, se tient le 30 avril?
Pascal Affi Nguessan : Cette année la fête de la liberté n’a pas été célébrée le 30 avril. Des dissidents qui n’ont aucune légitimité, ni légalité, en complicité avec le pouvoir, ont organisé une prétendue fête à Akouré. Nous dénonçons ces manigances du pouvoir visant à fragiliser l’opposition. Pour ce qui nous concerne, la fête de la liberté sera célébrée sûrement avant la fin de l’année. Le sens pour nous, c’est toujours la bataille pour les libertés car, depuis la crise post-électorale, nous pouvons dire que les libertés ne sont pas seulement en danger, elles sont en décomposition. Et le cas le plus flagrant est l’arrestation et la condamnation de Sam l’Africain, arrêté pour ces opinions. Ça veut dire qu’en Côte d’Ivoire, nous avons connu un recul grave des libertés et il faut se battre pour que ces libertés soient restaurées. L’homme naît libre, or s’il n’est pas libre de s’exprimer, ça veut dire qu’il a perdu une part substantielle de cette liberté. Et sans la liberté, on ne peut pas construire la démocratie, ni un développement durable. Il faut que nous nous réengagions dans la lutte pour les libertés pour que tous ceux qui sont en prison pour les délits d’opinion, pour que les prisonniers politiques civils comme militaires de la crise 2010-2011 soient tous libérés. Il faut également que les exilés puissent entrer dans leur pays librement, sans être inquiétés, et que la réconciliation nationale soit une réalité pour que le mur de méfiance qui s’est dressé entre les ivoiriens d’une part, et une grande majorité des Ivoiriens et les institutions politiques d’autre part, s’effondrent pour que les Ivoiriens soient libres. Que la décrispation soit une réalité pour qu’une sorte de sérénité traverse le pays.
Parlant des dissidents au sein de votre parti, où en sommes-nous avec vos appels à l’union ?
Disons que nos appels à l’unité n’ont pas encore débouché sur des résultats concrets mais cela ne veut pas dire que nos appels sont inutiles. Dans de telles circonstances, il faut insister et un jour, il y aura un dénouement. Dans tous les cas, nous ne pouvons pas rester dans la situation actuelle. Ce qui veut dire que soit nous allons nous retrouver ensemble autour de l’unité du parti ou soit ce sera la séparation définitive. Cette situation de confusion ne peut pas durer éternellement. Mais nous travaillons pour qu’il y ait l’unité parce que ce serait dans l’intérêt du parti et de la démocratie dans notre parti.
Et c’est dans cette ambiance que le vice-président Michel Amani N’Guessan vous a lâché il y a peu. Comment avez-vous vécu ce départ ?
Vous savez, étant donné la nature de la situation actuelle, je m’attends à tout et je ne suis pas surpris par quoi que ce soit. Le contexte actuel est un contexte de clarification, un contexte de transition, un contexte de renouvellement et chacun doit choisir. Ou bien on choisit la voie de la démocratie, la voie de la légalité ou bien on choisit la voie de l’émotion, la voie des sentiments, la voie du populisme. Nous avons choisi la voie de la démocratie, de la légalité et de la modernité. Donc il appartiendra à chacun de choisir. Je suis persuadé que si nous nous trompons pour prendre des voies qui ne correspondent pas à la réalité du contexte actuel, c’est le parti qui va disparaître. Un parti, comme toute organisation, doit être capable de s’adapter, de se métamorphoser et les crises sont des moments de mutation. Ceux qui refusent la métamorphose et veulent rester dans le statu quo et dans le passé, disparaissent et ça, c’est une loi de la nature. Ceux qui savent s’adapter à l’évolution de l’environnement survivent. La crise de 2010 nous interpelle sur la nécessité de nous adapter parce que si nous avons perdu, si nous nous sommes effondrés, c’est parce que nous n’avons pas su développer une capacité pour résister à l’adversité. Notre capacité et notre intelligence n’ont pas été à la hauteur. Quand vous vous retrouvez dans une telle situation, c’est votre intelligence, votre capacité d’adaptation qui est interpellée. Certains pensent que nous pouvons survivre en répétant les habitudes, les réflexes et les idées du passé. Je dis non. Nous avons décidé de nous adapter, nous avons décidé de faire des changements. Je dis souvent que si tu tombes en courant sur un terrain glissant, quand tu te relèves, tu changes ta manière de courir, sinon si tu continues comme par le passé, tu tombes encore. Je considère que ce qui est important, c’est d’avoir un discours, d’avoir un projet et de chercher à rassembler le maximum de gens. La Côte d’Ivoire entière est en reconstruction, en recomposition. Je ne vois pas le FPI d’aujourd’hui et de demain comme celui de 1990 avec les mêmes acteurs et les mêmes réflexes. Je vois plutôt le FPI d’aujourd’hui et de demain avec des gens qui peuvent être amenés à le quitter, parce qu’ils ne pourront pas s’adapter, parce qu’ils sont bloqués dans leur tête. Mais avec aussi des personnes qui vont venir de divers horizons, comme du PDCI (Parti démocratique de Côte d’Ivoire) ou du RDR (Rassemblement des Républicains) par ce qu’ils pensent que la posture actuelle du FPI est celle qui rencontre leur adhésion, qui correspond à leur vision des choses et c’est avec ceux-là que nous allons construire l’avenir. Un parti qui n’est pas capable de s’adapter à l’évolution de son environnement, disparaît. Le parti communiste et l’Union soviétique ont disparu parce qu’ils n’ont pas su s’adapter. Il faut des idées et des pratiques… du style, c’est-à-dire comment on vit une opposition démocratique. Après cette grave crise on ne peut vivre une opposition démocratique et républicaine comme on l’a vécu avant la crise de 2010-2011. Les Ivoiriens ne vous comprendraient pas parce qu’ils ne veulent pas retomber dans la crise. Et si vous n’adaptez pas votre manière de participer à la vie politique, des extrémistes peuvent être avec vous, mais la grande majorité vous lâchera.
Depuis longtemps, vous avez annoncé une visite à La Haye, sans pouvoir la tenir, Amani N’Guessan vient d’échouer à rencontrer Laurent Gbagbo, alors même qu’il avait eu, au préalable, un accord de principe. Est-ce que cela ne va pas freiner vos démarches ?
Je veux aller à La Haye d’abord par devoir. Quand vous avez marché avec une personnalité de l’envergure de Laurent Gbagbo, qui est en difficulté, le premier devoir, c’est un devoir de solidarité qu’il faut manifester à travers une visite. Les autres aspects, de mon point de vue, sont complémentaires. Le FPI est un parti qui doit continuer à vivre, qui doit continuer à participer. Le président Gbagbo en tant que créateur de ce parti a certainement des encouragements à nous apporter, des conseils à nous donner qui peuvent nous aider. Mais c’est nous qui vivons la réalité politique, économique, sociale, psychologique et morale. C’est nous qui devons, à partir de nos expériences de ces 30 dernières années, voir quelle voie emprunter, quelle attitude adopter pour permettre au parti d’être en marche et d’être toujours au service du pays. Je n’ai pas d’inquiétude et je suis persuadé que quand le moment sera venu, le Président Gbagbo me recevra, car chaque chose en son temps. Et ce temps-là viendra forcément.
À quand une visite de Pascal Affi N’Guessan à Simone Gbagbo ?
Ma position est telle que je ne peux pas rendre de visite comme ça. Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Une visite d’Affi à Simone est compliquée compte tenu du fait qu’elle est prisonnière politique. On ne vous dira pas clairement les choses, mais on mettra tout en œuvre pour vous empêcher de la rencontrer. Ce n’est pas parce que je n’ai pas demandé. Mais connaissant la situation, je préfère faire ce que j’ai à faire pour elle et considérer qu’un moment viendra où elle sera libre et nous aurons l’occasion de lui rendre visite pour discuter de certaines choses.
Ceux qui vous accusaient hier d’avoir tourné la page Gbagbo en étant candidat à l’élection présidentielle de 2015 et aux législatives de 2016, annoncent leur participation aux élections à venir. Comment avez-vous accueilli ce changement de cap ?
Ça me réjouit, ça me réconforte sur le fait d’avoir eu raison tôt, et peut-être même trop tôt. Mais ce qui est important, c’est que notre position puisse rassembler de plus en plus de monde. Les prophètes ne sont jamais populaires quand ils annoncent les choses. Parfois certains ont connu des situations dramatiques parce qu’ils ont su voir loin ce qui n’était pas visible au commun de leurs contemporains. Maintenant qu’on peut dire que plus rien ne nous divise en ce qui concerne la vision, en ce qui concerne la ligne, il faut que, logiquement les camarades fassent preuve de responsabilité et de maturité pour sortir des questions de personnes et nous rejoindre pour la suite de la lutte. La politique ne peut pas s’accommoder des questions d’amour-propre, de sentiments. Je ne suis pas dans une logique de triomphalisme en disant qu’enfin ils ont compris. C’est un processus normal qu’à un moment donné des camarades ne comprennent pas comment avancer. J’attends que les conditions nous permettent de nous remettre ensemble.
Vous pensez que c’est encore possible?
Tout est possible dans la vie et surtout dans la vie politique. Le domaine de la politique est celui des surprises agréables et désagréables, c’est le domaine de l’inattendu. Personne ne savait qu’en 1999 le président Bédié allait subir un coup d’État et même ceux qui l’ont fait n’étaient pas certains de réussir. Ce qui nous est arrivé est aussi dans le domaine de l’inattendu. Qui pouvait parier en 1999 qu’en 2005 le PDCI et le RDR allaient se mettre ensemble dans le cadre du RHDP ? Il faut toujours rester ouverts et disponibles à toutes possibilités de rassemblement et de réconciliation.
Un texte de loi portant statut de l’opposition et de chef de file de l’opposition avait été déposé au parlement. Malheureusement, les discussions autour de ce texte sont suspendues. À l’époque, on disait même qu’il y avait un deal entre Affi N’Guessan et le gouvernement. Le deal a-t-il mal tourné ?
Je ne suis pas initiateur de ce texte. J’étais et je suis toujours le principal opposant du fait que le FPI est pour le moment le principal parti de l’opposition en Côte d’Ivoire. Si demain, un autre cadre du FPI est à la tête du parti, c’est lui qui sera le chef de l’opposition. Ce n’est pas une affaire personnelle. Certains ont dû personnaliser le débat et le processus, mais il faut sortir de cette logique. Je suppose que le gouvernement avait pris ce texte pour contribuer à consolider la démocratie parce que le texte devrait permettre de consacrer des droits à l’opposition, de reconnaître légalement des droits à l’opposition et je pense que ça aurait pu être une avancée. Malheureusement, pour les questions qui leurs sont propres, ce projet a été différé ou abandonné.
Maintenant que vous êtes au parlement, vous comptez relancer ce dossier ?
Nous allons évidement évoquer la question puisque le projet a été examiné déjà une fois et nous allons nous intéresser au sort de ce statut de l’opposition. À partir du moment où cela peut apporter un plus à notre processus démocratique, que ce texte sorte. Il y a des pays de la sous-région qui ont déjà adopté des statuts de l’opposition, ce n’est pas normal que la Côte d’Ivoire accuse un retard dans ce domaine.
Pendant ce temps vous n’avez pas de groupe parlementaire…
Nous avons deux députés qui sont dans des groupes parlementaires. L’un est avec le groupe « Vox Populi » et l’autre avec « Agir pour le peuple ». C’est normal qu’il y ait des positionnements stratégiques pour qu’avec ces deux groupes parlementaires qui se sont affichés comme des groupes indépendants, mais dans une posture critique, que nous puissions dans la mesure du possible harmoniser nos positions sur certaines questions pour pouvoir avoir une voix plus forte.
Le FPI n’a pas pu rallier d’autres députés à sa cause ?
Effectivement. Nous avons essayé de constituer un groupe parlementaire qui serait dirigé par le FPI, mais qui comprendrait des députés indépendants. Nous avons buté sur des considérations tactiques de la part de ces indépendants. Il y avait aussi des questions liées à l’image, car ces derniers ont estimé que leur électorat n’était pas accroché à un parti politique. Certains ont aussi estimé que vu la force du FPI, ils ne pouvaient pas faire chemin avec nous de peur de perdre leur indépendance.
Nous sommes à quelques trois petites années de 2020, avec quels arguments comptez-vous séduire les Ivoiriens lors de la future échéance présidentielle ?
Il s’agira d’approfondir et promouvoir davantage la ligne que nous avions en 2015, mais que nous n’avons pas pu faire connaître largement, compte tenu du contexte, du déficit de temps, de la faiblesse de nos moyens et du fait que notre appareil n’était pas réorganisé sur l’ensemble du territoire. Notre message n’a pas pu atteindre toutes les couches dans cette atmosphère de tensions morale et psychologique liées à la guerre. D’ici 2020, nous aurons le temps de nous réorganiser sur l’ensemble du territoire, ce que nous sommes en train de faire. Nous avons le temps de contribuer à faire sortir nos compatriotes des traumatismes de 2010-2011. Même s’ils ne guérissent pas totalement, mais qu’ils soient prêts à aller aux élections et qu’ils aient confiance au processus électoral.
Mais quel est le fondement de cette offre politique ?
C’est une offre politique qui doit rencontrer les aspirations de nos compatriotes qui veulent être fiers de leur pays. Ils veulent un pays uni et réconcilié. Un pays de liberté où les gens peuvent circuler et s’exprimer librement en n’ayant pas une épée de Damoclès en permanence qui pèse sur leur tête pour ce qu’ils vont faire ou dire. Un pays d’égalité aussi pour tous les citoyens quels que soient leur âge, leur sexe, leurs origines, leur religion. Qu’ils n’aient pas le sentiment d’être victimes de discrimination, qu’ils n’aient pas le sentiment qu’ils ont échoué à un concours parce qu’ils n’appartiennent pas à tel ou tel groupe ethnique ou religieux, ou politique. Un pays où il n’y aura pas de barrières mais la communion entre les uns et les autres. Et un pays prospère où il y a le progrès social, un pays respecté à l’extérieur, qui est en sécurité et où des ex-combattants ne seront plus dans des rues en réclamant de l’argent à l’État. C’est autour de ces questions fondamentales de modernisation de l’État, de réconciliation nationale, de modernisation de l’économie, des infrastructures que nous allons construire notre projet.
Des projets que vous pourriez construire avec l’un ou l’autre parti membre du RHDP, à savoir le RDR ou le PDCI ?
Ce n’est pas une question personnelle. C’est plutôt une question de partis politiques. Quel est le programme ? Si nous sommes dans différents partis, c’est parce que nous portons des projets différents. Chaque projet doit avoir ses défenseurs et ses porte-flambeaux. Je vois mal comment on peut mettre un cadre du PDCI, du RDR ou du FPI, les mettre ensemble sans que les deux partis ne soient ensemble. Si les deux partis sont ensemble comme cela a été le cas pour le RDR et le PDCI, ils peuvent faire une équipe commune. Pour que ce projet se réalise, il nous faut qu’entre le FPI et ce parti-là, il y ait une alliance politique. Et tous les schémas sont possibles.
L’on annonce pour bientôt une augmentation des prix de l’électricité, pour soutenir les investissements dans ce secteur. Le FPI au pouvoir allait-il proposer une autre solution ?
Nous avons des propositions. Nous pensons que le gouvernement aurait gagné à baisser le tarif de l’électricité parce que cela a un impact important sur la compétitivité de nos entreprises et donc sur la santé financière pays et sur le chômage des jeunes. Parce que quand les entreprises sont écrasées par les impôts et les factures d’électricité, elles ne peuvent pas investir or il faut qu’elles puissent avoir des possibilités d’embauche. Donc tous ce qui peut aider les entreprises à être rentable et performante et à pouvoir investir et créer de l’emploi, il faut le faire. Et le coût de l’électricité est un paramètre dont il faut tenir compte. L’électricité a également un impact sur les questions sociales et si nous voulons améliorer les conditions de vie des populations, il faut que l’électricité puisse être accessible pour que chaque foyer puisse avoir son éclairage, un accès à un téléviseur, un frigidaire et certaines commodités. Or si c’est trop cher, ils ne peuvent y accéder. On va toujours électrifier les villages mais les gens n’auront pas accès aux abonnements. Il faut revoir les prix à la baisse et trouver d’autres méthodes.
Lesquels ?
Il faut revoir le budget national. On veut équilibrer la gestion du secteur c’est-à-dire faire en sorte que l’amortissement des investissements et les charges d’exploitation soient supportées par les clients actuels. Or les investissements sont lourds et vont s’étendre sur 20 voire 30 ans. On ne peut donc demander à une génération de payer cela. Il faut étaler les charges sur plusieurs générations afin de ne pas écraser financièrement les générations actuelles.
Dans cette dynamique le gouvernement annonce aussi une réduction de son train de vie depuis la chute des cours mondiaux des matières premières…
S’ils l’annoncent, je pense qu’ils ont jusque-là eu un train de vie élevé. Il ne fallait pas attendre que les cours du cacao baisent au niveau mondial pour envisager la baisse du train de vie de l’Etat. Il faut absolument baiser le train de vie de l’état pour que les économies réalisées servent à financer pour les projets sociaux, les centres de santé, les écoles et autres. C’est une obligation pour un pays pauvre comme le nôtre de faire preuve de modération dans le financement des institutions. C’est pourquoi nous étions opposés à la création du sénat qui occasionne d’autres charges. Le gouvernement doit être cohérent et honnête avec les citoyens et qu’il ait une gestion économique des deniers publiques pour que les institutions consomment le moins possible et que l’essentiel de l’argent soit orienté vers la création de l’emploi et vers le progrès social.
Ouakaltio OUATTARA