Depuis environ dix ans, la politique sanitaire a connu diverses mutations, de la gratuité à la mise en route de la couverture maladie universelle. Les programmes de réhabilitation et de construction de centres de santé sont passés par là et continuent. Mais les ivoiriens éprouvent encore des difficultés à se soigner aisément. Et les centres de santé continuent d’être sous le poids de patients de plus en plus nombreux et exigeant. Les cas de décès atroces, des familles et patients désabusés, l’on en compte quotidiennement et ce n’est pas pour demain la veille.
C’est un énième drame qui a connu son lot de commentaires, de condamnations et de sanctions pendant ces premiers jours de l’année 2020. Le 4 janvier dernier, dans une clinique de Yopougon, un nourrisson de 11 mois est mort, selon plusieurs témoins, « sans assistance ». Devant l’état de santé inquiétant du bébé, les parents s’étaient rendus dans un hôpital public de la commune. Faute de couveuse, toujours d’après les témoignages, ils ont été obligés de s’en remettre à un établissement sanitaire privé. Au sein de la clinique en question, où il lui a été diagnostiqué une infection pulmonaire avec complication, le bébé succombera. S’élève alors un tollé de protestations à travers la toile. Pour Hassan Hayek, le responsable de l'association de donateurs Bénévoles de premiers secours (BPS), c’est un scandale, car il a été exigé la somme d’un million de francs CFA aux parents avant de soigner le bébé. Chose que Kouamé Konan, responsable dudit centre, démentira plus tard. « L’enfant est arrivé à 13h, le vendredi. Le médecin pédiatre l’a pris en charge immédiatement. Avant même le payement de la caution de 150 000 F pour l’hospitalisation. Les parents n’avaient que 110 000 F, mais nous avons commencé les soins », explique publiquement le responsable de la clinique. Malheureusement, à l’entendre, il y a eu des complications qui nécessitaient des interventions à coût d’environ un million. « Les parents ont promis chercher l’argent, mais nous avons continué le traitement de l’enfant », précise Kouamé Konan. Hélas, le bébé décède peu après. D’après M. Kouamé, lorsque cela s’est avéré nécessaire, le personnel a appelé dans les centres hospitaliers universitaires (CHU) à la recherche d’une place pour l’enfant, en vain.
Drame Plus qu’un drame, c’est une situation qui dépeint objectivement, les réalités du système sanitaire pourtant en pleine mutation. « Si l’enfant n’a pas été admis dans un hôpital public, c’est parce qu’il n’y avait pas de couveuse », souligne Dr Guillaume Esso Apkess, secrétaire général du Syndicat national des cadres supérieurs de la santé de Côte d’Ivoire (SYNACASS-CI). Qui ajoute : « ce qui nous a été démontré à travers ce drame, c’est l’absence de plateaux techniques dans nos centres de santé ». Une situation confirmée par Kouamé Konan, le responsable de la clinique dans laquelle est décédé le bébé : « Nous avons appelé les CHU pour voir s’il y avait de la place. Le bébé de 11 mois aurait pu être sauvé si, dès le premier établissement public, il y avait eu de quoi s’occuper de lui », fustige Soumahoro Ben N’Faly, président de la Fédération ivoirienne des consommateurs Le Réveil (FICR). Il aurait pu être sauvé s’il y avait eu de la place dans les CHU pour le prendre en charge, croit-il. Quant à la clinique privée qui s’est occupée du bébé, pour le président du FICR, elle a exigé une somme que les parents de l’enfant n’auraient pas pu payer de toute façon. « Tout cela est dû au fait que les médecins abandonnent les hôpitaux publics au bénéficie des cliniques privées. Lorsque les malades viennent les voir, ils sont pressés de les diriger vers des cliniques où ils travaillent. Et une fois là-bas, c’est le portefeuille qui parle d’abord », soupire le président des consommateurs. Avant de regretter : « Malgré l’avènement de la CMU, le coût des soins n’est pas à la portée des populations, à cause de ce genre de subterfuge ».
Consultations Selon le Secrétaire général du Syndicat national des préparateurs et gestionnaires en pharmacie de Côte d'Ivoire (SYNAPGPCI), le problème réside dans le modèle économique des hoppitaux. « La santé au public a toujours été sociale. Dans les CHU, par exemple, la consultation revient à 2 500 F pour les généralistes, 3 500 F si le patient est face à un spécialiste et 5 000 s’il s’agit d’un professeur. Dans les hôpitaux généraux, c’est 500 F pour le médecin généraliste et 1 000 F pour les spécialistes. Vous ne verrez cela nulle part ailleurs », explique Vazoumana Sylla. Le souci, dit-il, c’est la disponibilité d’un service public digne de ce nom où le malade peut se soigner à moindre coût. « Avec la fermeture du CHU et de l’hôpital général de Yopougon, il y a une très forte demande. À Abobo sud, par exemple, nous avons un déficit en gynécologie. Il n’y a pas de garde. À Abobo Nord, le bloc opératoire ne fonctionne pas. En cas de problème la nuit, le malade est donc obligé de se diriger à Cocody pour se soigner. Et si là-bas vous n’avez pas de place, ça devient compliqué », poursuit M. Sylla. Selon Kouamé Konan sa clinique reçoit 60 000 consultations par an. Et avec le CHU de Yopougon fermé, à l’entendre, l’afflux sera encore plus important. Ce raisonnement est aussi partagé par Dr Guillaume Esso Apkess. Qui rappelle : « La seule chose qui oblige les malades à se diriger vers les cliniques privées, c’est l’absence de plateaux techniques dans le public. Si vous mettez cela en place, les drames que nous voyons cesserons ». D’après lui, la politique sociale mise en place par les autorités dans le secteur de la santé est à un tel seuil qu’au-delà, ce serait risqué. C’est juste que la quincaillerie fait défaut, pour Dr Apkess. Boko Kouao, porte-parole de la Coordination des syndicats du secteur santé (COORDISANTE) a, lui, une vision différente des choses. L’afflux des patients vers les cliniques ne signifie pas, au dire de M. Boko, que les cliniques sont plus équipées que les hôpitaux publics. « Si les malades vont dans les cliniques, ce n’est pas pour avoir une meilleure prise en charge. Hormis l’hôtellerie, il a été maintes fois démontré que les cliniques privées en Côte d’Ivoire ne possèdent pas un meilleur plateau technique que nos hôpitaux », mentionne Boko Kouao.
Le privé Il faut tout de même viser le privé, insiste Soumahoro Ben N’Faly, car c’est l’une de causes des soucis de la santé en Côte d’Ivoire. « Le privé ne forme pas de médecins. Ce sont les médecins d’État qui l’alimentent avec des coûts faramineux », argumente-t-il. Faux diagnostic. Du moins, à entendre le président du Syndicat national des médecins privés de Côte d’Ivoire (SYNAMEPCI), Sidick Bakayoko, puisque qu’aujourd’hui, les cliniques ne font qu’appliquer les textes : le barème en vigueur depuis 1998. Par exemple, les consultations pour les médecins généralistes tournent entre 12 000 et 20 000 Francs CFA. L’accouchement normal est de 300 000 FCFA pour les mutuelles, etc. Des barèmes approuvés par le ministère de la Santé et de l’hygiène publique. En clair, Louan Néé Abinan, Secrétaire générale adjointe du Syndicat des sages-femmes de Côte d'Ivoire (SYSAFCI), indique que le problème de la santé en Côte d’Ivoire provient d’une part de l’inaccessibilité des services publics et d’autre part, l’indisponibilité des traitements adéquats. « On dit à la population qu’on ne se soigne pas gratuitement à l’hôpital, mais c’est difficile. Lorsqu’une femme arrive pour accoucher il y a une liste de médicaments qu’on lui prescrit. Ces médicaments ne sont gratuits que si vous les trouvez dans une pharmacie publique. Mais, le plus souvent, ce n’est pas le cas », résume Mme Abinan.
Raphaël TANOH