C’est une véritable épreuve que de nombreuses familles ivoiriennes vivent après le décès d’un proche. Depuis les frais d’ordonnance, laissés parfois à l’hôpital, jusqu’aux funérailles, en passant par le cercueil et la location de la tombe, ce sont des sommes importantes qui sont déboursées. Une double peine pour la famille éplorée. Mais il faut payer et donc faire face aux dépenses. En d’autres termes, il faut enterrer dignement le défunt. Et, pour y arriver, il faut sortir les chéquiers ou s’endetter et impliquer de façon subtile proches, amis et connaissances dans les dépenses, en prenant soin de perpétuer une tradition séculaire.
C’est par une journée ensoleillée que la famille Koffi enterre le 24 novembre son disparu au cimetière de Yopougon-Andokoi. Entre pleurs, cris et étreintes, la foule éplorée suit un corbillard à pas d’homme, sur un chemin tortueux qui finit par disparaître derrière les hautes herbes. Hormis quelques caveaux visibles à l’entrée, à peine une centaine, le reste n’est que broussaille. Et s’il n’y avait pas cette bicoque qui fait office de bureau administratif, on se croirait presque dans un champ. Mais, dans ce village de trépassés, il n’y a pas que la tristesse qui affleure. On parle également business. Parce que la mort se monnaye. Elle a un coût. Par exemple, les quelques tombes qui échappent aux herbes ici appartiennent à des familles chrétiennes. Ces dernières louent les services de nettoyeurs de tombes, comme Bernard G. et ses camarades, que l’on peut voir ce matin sautiller de mausolée en mausolée, dabas et machettes en mains. L’adolescent de seize ans, harnaché d’un short déchiré, explique avec un certain respect pour les morts que l’entretien journalier d’une tombe ici est compris entre 1 000 et 2 000 francs CFA. De nombreuses familles leur versent 30 à 50 000 francs CFA par mois pour prendre soin de leurs caveaux, bien que ce ne soit pas leur rôle. Car, d’après les services de contrôle du cimetière, cette tâche incombe au district d’Abidjan. « Les familles payent une taxe de 15 000 francs CFA pour une location de cinq ans, 90 000 pour 30 ans et 190 000 francs pour 99 ans. En contrepartie, les cimetières doivent être entretenus », indique un agent du district trouvé sur les lieux. Ce qui suffit à donner le ton : perdre un proche n’est pas seulement pénible moralement, cela coûte surtout très cher. C’est d’ailleurs ce que tente de nous démontrer Apollinaire Koffi. Après l’enterrement de son frère ce lundi dans le cimetière, cet employé de bureau grince des dents parce qu’il n’a presque plus un kopeck dans la poche pour terminer le mois. Et qu’il s’est endetté.
Frais intermédiaires Tout a commencé, dit-il, ce funeste jeudi du mois de novembre, quand on lui annonce sur son lieu de travail le décès de son frère cadet, après une semaine passée aux urgences du Centre hospitalier universitaire (CHU) de Treichville. Étant l’aîné de la famille, Apollinaire Koffi doit faire face aux frais quasiment tout seul. Une facture salée l’attend avant même l’autorisation d’aller à la morgue pour identifier le corps : 58 000 francs CFA, des frais liés aux médicaments, laissés par son frère. Ce dernier aurait reçu de l’oxygène durant son hospitalisation, sans oublier les prélèvements effectués quotidiennement. Pas question de prendre le corps tant que cette ardoise n’est pas effacée ! Une fois cette étape achevée, vient le sésame pour la morgue. Là aussi Apollinaire Koffi doit sortir son portefeuille, parce qu’il y a des produits nécessaires à l’entretien du corps : 5 000 francs CFA. Après quoi rendez-vous est pris pour le mercredi, jour dédié aux visites des corps. Mais pour faire sortir la dépouille, le jeune bureaucrate est prié de se rendre à la mairie faire une déclaration de décès. Des documents à fournir, des photocopies à faire... Démarches administratives obligent. Ensuite vient le permis d’inhumer. Sa famille a opté pour 30 ans de location de la tombe, ce qui revient, conformément aux tarifs pratiqués au cimetière de Yopougon, à 90 000 francs CFA. « Après des discussions, nous avons payé un cercueil 280 000 francs. Les prix variaient de 75 000 francs à 5 millions », détaille Apollinaire Koffi. Le drap mortuaire, qui coûte 8 500 francs, les soins du corps, à 10 000 FCFA, l’habillage (5 000 FCFA), la manutention à Abidjan (5 000 FCFA), le séjour au CHU (45 000 FCFA), la prestation thanatos UEMOA (3 000 FCFA) et l’IFT-CHU sans autopsie (32 000 FCFA), la prestation chauffeurs UEMOA (2 000 FCFA), ainsi que les frais de dossier de 1 500 francs CFA ne sont que des frais intermédiaires. « Si on devait payer le corbillard pour le passage à l’église ou à domicile, cela allait engendrer d’autres frais », rappelle M. Koffi. Ce qui l’a révolté, raconte-t-il, c’est la TVA de 18% appliquée au montant hors taxes. « Une personne durant toute sa vie s’acquitte des impôts et taxes. Si, après sa mort, ses ayants droit doivent encore payer des impôts sur la facture de la conservation de son corps, ça devient oppressant », se plaint-t-il. Avant d’inhumer son frère, il a dû faire face à un autre casse-tête chinois. La tombe. Pour la construire, il faut 160 000 francs CFA. Il lui donc a fallu trouver un opérateur chargé d’ériger la dernière demeure de son frère. Après négociation, ce dernier fera les travaux pour 140 000 francs. Ici, comme au cimetière de Williamsville, fermé pour rénovation, les prix sont identiques. Pareil pour l’entretien des mausolées. « Pour les jeunes qui travaillent ici, il faut débourser environ 30 000 francs CFA pour entretenir les tombes », explique N’Goran Kouakou, le responsable du cimetière municipal de Williamsville. À défaut de mettre du carrelage dans la tombe, les creuseurs embellissent l’intérieur avec un pagne. Mais, la plupart de ces coûts ne sont qu’administratifs, des étapes obligatoires pour les parents après le décès d’un proche. Selon Apollinaire Koffi, les autorités devraient concourir à alléger la tâche des familles en baissant, voire en annulant, par exemple la TVA. Le coût de location des tombes également semble d’après lui un peu élevé. Sur ce point, N’Goran Kouakou rappelle que l’administration a elle aussi ses exigences. « L’entretien et la sécurité des tombes nous incombent », se justifie-t-il.
S’appauvrir Mais il ne faut pas voir cela sous cet angle, selon Vincent Kouassi Mouroufié, sociologue, enseignant à l’Université Félix Houphouët Boigny de Cocody. « Dans la culture africaine, on est habitué à dépenser énormément après le décès d’un proche. Et surtout lors des funérailles. Et les choses ne vont pas changer de sitôt. Car, pour les populations, le corps est sacré. Il y a le regard critique des autres, l’honneur de la famille et la vulnérabilité des parents et enfants du défunt », énumère-t-il. Malheureusement, poursuit l’enseignant, ce sont des pratiques qui contribuent à accroître la pauvreté au sein de la société. Brahima Silué en sait quelque chose. « Les funérailles de ma mère ont duré trois jours », témoigne-t-il. Malgré les cotisations de ses sœurs et la sienne, à l’entendre, ils ont dû s’endetter afin d’offrir à « la vieille » des funérailles dignes de ce nom. Et c’est 1,5 million de francs CFA qui ont été injectés dans la nourriture et les festivités. En exhortant les familles à enterrer leur corps le plus simplement possible, afin de minimiser les coûts, Vincent Kouassi Mouroufié appelle également les autorités à alléger elles aussi les frais administratifs. Au district d’Abidjan, où la plupart de ces frais atterrissent, une source proche du gouverneur explique que cela n’empêchera pas les familles de dépenser beaucoup après un décès. « Les funérailles sont l’occasion dans de nombreuses sociétés de montrer sa réussite sociale. Les gens dépensent énormément, des millions de francs CFA devant lesquels les frais administratifs ne sont rien. Nous devons plutôt les sensibiliser », fait savoir notre interlocuteur. Ce qu’il faut retenir, selon lui, c’est qu’en Afrique, lorsque quelqu’un meurt, on pleure deux fois.
Raphaël TANOH