La première fois que les Ivoiriens ont ressassé cette expression, il y a dix ans, le pays a connu une paralysie totale. Une paralysie consécutive à la crise post-électorale. Appelés de nouveau à la désobéissance civile dimanche dernier par une partie de l’opposition, avec à sa tête l’ex Président Henri Konan Bédié, les Ivoiriens semblent partagés cette fois-ci. Si des casses et des actes de violence ont été relevés dans certaines localités, la majeure partie du pays reste calme mais appréhende une propagation des violences. Pendant que les autorités veillent à préserver le calme, on s’interroge sur la véritable signification de la désobéissance civile pour ses instigateurs et pour les manifestants. Une chose est sûre, pour l’opposition, c’est un moyen de pression sur le gouvernement, à six semaines de l’élection présidentielle.
Dimanche dernier, Henri Konan Bédié a, au nom de l'opposition, appelé à la désobéissance civile et demandé à la population à ne plus se soumettre à l’autorité du pouvoir en place. Une désobéissance qui, en principe, doit être une arme de combat pacifique. En 2010, les Ivoiriens s’étaient familiarisés avec cette expression. « Avant cela, je ne me souviens pas qu’il y ait déjà eu de la désobéissance civile dans l’histoire récente de la Côte d’Ivoire », rappelle Denis Yoraubat, Président de l’Action pour la protection des droits de l'homme (APDH). La désobéissance civile de 2010 avait été justement lancée par l’actuel Président de la République Alassane Ouattara, pour dénoncer le refus du Président de la République d’alors, Laurent Gbagbo, de quitter son fauteuil après le scrutin présidentiel qui le donnait perdant. Cette situation avait provoqué l’arrêt, ou presque, des activités dans la capitale économique et dans de nombreuses villes du pays. Aujourd’hui, 10 ans après, le Sphinx de Daoukro veut rééditer cet exploit : transformer le Plateau, quartier des affaires, en une ville fantôme et faire planer un sentiment perpétuel d’angoisse au-dessus des Ivoiriens. Sauf que, cette fois-ci, l’action vise son ancien allié, Alassane Ouattara. Un appel à la désobéissance civile, dit-il, pour faire obstacle à un troisième mandat du chef de l’État. « Face à la forfaiture, un seul mot d’ordre : la désobéissance civile », s’est exclamé M. Bédié à la fin d'une grand-messe qui a réuni les principaux partis de l'opposition au siège du Parti démocratique de Côte d'Ivoire (PDCI). À ses côtés, Assoa Adou, le Secrétaire général du Front populaire ivoirien (FPI) de l'ex Président Laurent Gbagbo, Zié Koné pour le mouvement Générations et peuples solidaires (GPS) de Guillaume Soro, ainsi que les représentants d'autres petits partis. L'opposition demande également la dissolution de la Commission électorale indépendante (CEI) et du Conseil constitutionnel (CC), qu'elle estime « inféodés » au pouvoir et donc pas à même d'organiser une élection « transparente ». Sans oublier le retour des exilés, avec à leur tête l'ancien Président Laurent Gbagbo et l'ex Président de l'Assemblée nationale Guillaume Soro, plus la libération des prisonniers et l'audit de la liste électorale.
Si l’on a noté l’absence de Pascal Affi N'Guessan, Président de l’autre branche du FPI et l'un des candidats à la présidentielle, ce dernier se joint à l’opposition. « Nous suivons le mot d’ordre », assure par exemple son Secrétaire général Europe, Georges Aka, qui prend toutefois le soin d’insister sur la responsabilité des leaders de l’opposition en les invitant à éviter les manipulations de masse.
Économie nationale Depuis l’appel d’Henri Kona Bédié, sur le terrain quelques remous ont été relevés ici et là. En dépit d'une mesure du gouvernement interdisant toute manifestation sur la voie publique, des groupes de personnes ont érigé des barricades et incendié des pneus et des objets récupérés sur des voies stratégiques, comme sur l'axe Danane – Zouan - Hounien, dans l'ouest du pays. À Alépé et à Toulepleu, les contestations ont quelque peu paralysé les activités économiques et perturbé la circulation. Mais aucune action significative jusque-là de nature à paralyser l’économie nationale. Dans la capitale économique, la sécurité a été renforcée. Dans de nombreux quartiers, la police a été déployée pour maintenir la loi et l’ordre. Et d’autres actions sont annoncées par l’opposition. Dans l’ensemble, aux dires de Mamadou Touré, ministre de la Promotion de la jeunesse et de l'emploi des jeunes et porte-parole adjoint du gouvernement, rien qui mérite qu’on s’inquiète. « Malgré les mots d’ordre de manifestation lancés, l’immense majorité des Ivoiriens n’a pas suivi. Ces tensions sont artificiellement créées par notre opposition », déplore le ministre. Les Ivoiriens vont-ils répondre à l’appel d’Henri Konan Bédié ? Non, répond-il. « Les Ivoiriens aspirent à la paix (…). Nous sommes un pays qui a vécu une crise sans précédent (…). Le peuple ivoirien sait apprécier à sa juste valeur ce climat de paix », explique le porte-parole adjoint du gouvernement. Un état d’esprit que partagent les travailleurs, qui sont pour la plupart circonspects par rapport à ce qui se passe. « Avec le passé récent de la Côte d’Ivoire, tous ces cris et ces déclarations font peur. Étant donné que tout le monde se connaît, alors que les gens discutent. Il faut éviter à la Côte d’Ivoire d’autres années de crise », exhorte Théodore Gngna Zadi, Président de la Plateforme nationale des organisations professionnelles de Côte d’Ivoire. Pour lui, si les travailleurs ne parviennent plus à remplir leur rôle, c’est l’économie du pays qui va en pâtir. « Une fois au pouvoir, ce sont ces mêmes leaders qui n’ont pas voulu s’entendre qui tenteront de redresser l’économie. Il faut que les gens puissent aller travailler », interpelle Gnagna Zadi. Jean-Yves Abonga aussi appelle les responsables politiques à la retenue et à privilégier l’intérêt du pays.
Acte irresponsable ? Au lendemain de la réunion des principales plateformes de l'opposition, Kobenan Kouassi Adjoumani, le porte-parole du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), a répliqué à Henri Konan Bédié. « On ne peut pas lancer des appels à l’insurrection, demander qu’on aille à la désobéissance civile ». À entendre M. Adjoumani, il s’agit d’un acte irresponsable de l'opposition. Irresponsable dans le sens où tout le monde semble ignorer le véritable sens de la désobéissance civile. « La population ne sait pas ce que c’est que la désobéissance civile », déplore Denis Yoraubat. D’où les débordements qui ont été constatés au cours de ces derniers jours. « C’est quelque chose qu’il faut leur expliquer. La désobéissance civile ne signifie pas les casses, les pillages et les manifestations violentes que l’on a vu », fait savoir le défenseur des droits de l’Homme. Avant de poursuivre : « elle consiste à ne plus reconnaître les prérogatives des animateurs d’un État et à ne plus tenir compte à ce que ces derniers disent. Et non à brûler des pneus et à barrer les voies ». Ce rôle, selon lui, incombe aux initiateurs des appels à la désobéissance civile « Ce sont eux qui doivent l’expliquer à la population », insiste Denis Yoraubat. À moins que le but véritable des instigateurs ne soit tout autre. Mais Pierre Narcisse Ndri, le Directeur de cabinet d’Henri Konan Bédié assure que ce dernier est soucieux de l’enjeu de son appel à la désobéissance civile. « Il s’agit ni plus ni moins pour lui de faire front contre la forfaiture du Conseil constitutionnel qui a validé la candidature du chef de l’État ». Le calcul qui pourrait être fait ici, soutient Francis Laloupo, professeur de géopolitique, c’est d’empêcher Alassane Ouattara d’aller aux élections. Et, à l’analyse des deniers développements, tout le reste importe peu, selon lui. Mais c’est bien à ce jeu que joue l’opposition, qui réclame des élections transparentes et ouvertes à tous, tout en remettant en cause l’ensemble des institutions électorales en place. L’opposition espère ainsi maintenir la pression sur le pouvoir afin d’obtenir gain de cause avant le 31 octobre.
Raphaël TANOH