Tabagisme : Jeunes filles et chicha, l’idylle toxique

La substance est pourtant interdite officiellement depuis 2012. Malgré les nombreuses opérations policières, la consommation de chicha continue de grimper chez les plus jeunes. Les spécialistes sont pourtant clairs : la fumée de la chicha, pipe à eau ou « pipe de la mort », libère plus de 4 000 substances chimiques toxiques, irritantes et/ou cancérigènes. Devenue un phénomène de mode pour la gent féminine, la chicha semble avoir encore de beaux jours devant elle. JDA vous emmène au cœur de cet univers.

Le « Platinum Lounge » affiche complet ce premier samedi du mois de mars 2023. Le salon, où la boule à facettes illumine à peine les visages, et la terrasse, encombrée par des fauteuils en simili-cuir, sont bondés de monde. Des jeunes et des adolescents pour la plupart.  Ouvert il y a moins d’un an, ce bar, à la façade couleur granite noir, éclairée par des guirlandes lumineuses, est l’un des rares de la commune de Port-Bouët, qui continue d’organiser des soirées chicha.  

Parmi les clients, Vanessa N’guessan, 21 ans, embout de chicha à la bouche, laisse échapper gaiement des volutes de fumée. L’étudiante en Tourisme et hôtellerie a pris ses habitudes dans cet espace, où elle vient régulièrement refaire le monde avec ses amis autour d’une pipe à eau (également appelée narguilé ou encore hookah par les anglophones). Dans une ambiance où se mêlent musique, voix et glouglous de l'eau des réservoirs, la bande s’en donne à cœur joie en cette nuit de chaleur moite. Les pipettes des chichas circulent, chacun tirant sa bouffée.

La fumée relâchée aux quatre coins de la terrasse donne (toute proportion gardée) à l’atmosphère de faux airs de brouillard ou de fumigène. Le tout dans un agréable parfum de cocktail de fruits. Vanessa savoure : « je viens ici m’amuser, prendre du plaisir avec mes amis. Je ne fume pas de cigarette ni de drogue. Je ne bois pas de Vody non plus. Je fume simplement ma chicha. C’est chic, c’est intéressant. Ça me fait du bien ». Pourtant, sur la tableautour de laquelle Nadège et sa bande joyeuse d’amis sont assises, plusieurs cannettes de bière et quelques boîtes de lait sont visibles. « C’est pour nettoyer les poumons, la fumée qu’on aspire », explique-t-elle.

Pour le fun… Pour cette soirée dansante, Vanessa n’est pas la seule jeune fille. Comme elle, Christelle se délecte de grandes bouffées de narguilé : « ça me détend. Ça me permet de me relaxer. J’aime ça et c’est notre manière de nous distraire », glisse-t-elle.  Selon plusieurs témoignages concordants, certains jeunes fumeurs de chicha mélangent de la drogue ou des amphétamines comme l’ecstasy (aussi appelée la MDMA ou la « drogue de l’amour ») au tabamel, avec la complicité de certains gérants de ces espaces ou à leur insu. D’autres préfèrent y ajouter des boissons alcoolisées comme la liqueur « Calao » ou encore du « Cody » ou du « Vody » dans le réservoir pour s’enivrer… en fumant. « J’ai vu des amis faire ça. Mais moi je ne l’ai jamais fait », assure Christelle. Derrière ces innocents moments ludiques de convivialité se cachent bien souvent en réalité de véritables séances de consommation déguisée de drogue, au cours desquelles la chicha devient quelquefois un philtre d’amour ou un stimulant sexuel.

Autre lieu, constat identique : Oregano, un café-restaurant à deux niveaux dans le cossu quartier de Zone 4 à Marcory. Ici, c’est moins populaire et idéal pour les amoureux en quête d’intimité exotique. La clientèle est plus sélect et en majorité blanche.

On aperçoit à travers les baies vitrées des deux salons et sur la terrasse, plusieurs jeunes filles, en couple ou en bandes mixtes d’amis, fumant le narguilé. « L’affluence est plus importante généralement les vendredis soir », confie, pincette en main pour ajuster le charbon sur les foyers des chichas, Georges (ce prénom a été modifié), l’un des nombreux serveurs.

C’est dans cet espace de divertissement qu’Ousmane Sylla, 30 ans, « brouteur » (arnaqueur opérant sur Internet) dans une autre vie, vient faire passer du bon temps à sa petite amie Deborah Kipré, 22 ans. « Elle n’apprécie pas que je fume une cigarette, mais par contre elle tolère de me voir fumer la chicha qu’elle fume elle aussi », explique-t-il sous le regard approbateur de sa petite amie. Pour Deborah, comme pour tant d’autres jeunes, la cigarette est un accessoire ringard, qui est de moins en moins cool face à la chicha, dont le succès tient essentiellement aux croyances en son caractère inoffensif, qui sont pourtant loin de correspondre à la réalité.  Aujourd’hui, voir des jeunes filles fumer de façon ostentatoire la chicha dans les lieux publics de divertissement n’a rien d’insolite à Abidjan, tant elles se sont laissé envahir par ce véritable phénomène de société.  Agent commercial dans une startup de production et de commercialisation de cigares, Émile Konan estime que cette attirance pour la chicha est « juste un effet de mode » condamné à s’estomper avec le temps. « Certaines suivent la tendance et d’autres sont simplement à la recherche de sensations fun ou fortes ».

En dépit des nombreuses campagnes de sensibilisation sur les risques, organisées par les acteurs de la lutte anti-tabac en Côte d’Ivoire, la consommation de chicha par les jeunes en général et les jeunes filles en particulier ne faiblit pas.

… Et le pire

Elle a beau bénéficier d’une perception positive en comparaison avec la cigarette, la chicha n’est pas sans danger et entretient, pour ainsi dire, une relation toxique avec les jeunes filles, vu son impact désastreux sur leur santé. « C’est toxique. Je dirais même que c’est plus toxique parce que le narguilé est plus facile à consommer. On peut aspirer plus profondément. Le système fait qu’il y a une tuyauterie qui passe dans l’eau et qui refroidit la vapeur. De sorte que celui qui fume ne sent aucune chaleur et peut donc aspirer profondément de grosses bouffées. Et ces bouffées sont très toxiques », assure le Professeur Alexandre Boko Kouassi, chef de l’Unité de sevrage tabagique du CHU de Cocody.  « À long terme, vous pouvez avoir un cancer ou des bronchopneumopathies chroniques, une forme d’handicap respiratoire qui s’installe progressivement jusqu’au moment où vous ne pouvez plus rien faire parce que vous manquez de souffle. Vous pouvez avoir toutes sortes de cancers des autres organes. Il y a aussi des risques liés à l’enfantement. Sans oublier les pathologies cardiovasculaires telles que l’infarctus du myocarde etl’hypertension artérielle », ajoute le pneumologue.

Selon des études scientifiques, la fumée de la chicha contient plusieurs substances toxiques comme le goudron, des métaux lourds, de la nicotine, du monoxyde de carbone. Et une seule bouffée équivaut à la fumée d’une cigarette entière. Une séance de chicha revient ainsi à fumer entre 20 et 30 cigarettes. Au-delà des pathologies classiques causées par le tabac, les jeunes filles s’exposent principalement à l’infertilité.

« Elle aura une infertilité ou tout au moins un retard de conception, parce que la consommation de substances psychoactives perturbe énormément le cycle menstruel de la femme. Au cas où elle devenait enceinte, elle pourrait avoir ce que nous appelons un diabète gestationnel. Ce type de diabète regorge de lourdes conséquences aussi bien pour la femme que pour le fœtus qu’elle porte. Elle peut faire une fausse couche, un accouchement prématuré ou, au pire des cas, donner naissance à un bébé mort-né ou qui décèdera quelques minutes après sa naissance », avertit Ayaovi Motchon, Coordinateur de la Croix Bleue du Togo et Président du Réseau des ONG et Associations anti-drogue du Togo (ROAD-Togo). Pourtant, beaucoup d’entre elles ne s’en soucient pas vraiment. « Je préfère que la chicha me tue plutôt que les enfants microbes ou bien la galère. On va tous mourir un jour et il faut bien mourir de quelque chose non ? », rigole Deborah, avec une rare insouciance de jeunesse. « Je sais qu’il y a des risques pour la santé en fumant ça trop et régulièrement. Mais moi c’est occasionnellement que je le fais », se défend, plus circonspecte, Christelle. 

Serge Alain KOFFI

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