Pour des milliers d’enfants dans les zones urbaines, lorsque l’éducation a été ratée à la base, la rue devient le lieu de prédilection pour toutes sortes d’activités, qu’elles soient légales ou pas. Donnant lieu ainsi à certains phénomènes que personne ne souhaite voir prospérer. Parmi ces pratiques, il faut citer, hélas, les travaux dangereux dans les rues. Les cas sont si légion qu’ils ont fini par s’imposer dans le paysage abidjanais et apparaissent parfois comme normaux. Pourtant, à longueur de journée, entre exploitation et recherche de gain, ces enfants s’exposent à plusieurs dangers.
Carrefour Agban. Sous un soleil de plomb, une bande d’enfants, postés sur les trottoirs, guette la circulation, avec dans la main des brosses et des bouteilles contenant du savon liquide. Lorsque survient une opportunité (feu rouge ou bouchon), ils se précipitent sur la première voiture à leur portée. Et ce, sous les regards parfois d’autorités en charge de la protection des enfants et de la lutte contre les différentes formes de maltraitance des tout petits. Le spectacle n’est plus surprenant.
En quelques secondes, les garçons à peine plus hauts qu’une table de bureau, se hissent sur la pointe des pieds, aspergent et nettoient la vitre avant que le véhicule ne se remette en route. « Vieux père, c’est ton petit. Vieux père, donne quelque chose ou vieux père… (et puis, silence) ». Si le conducteur est gentil, il leur lance une piécette. Et s’ils n’ont pas de chance ce jour-là, l’un de ces pauvres gamins peut se prendre un pare-chocs dans le flanc…pour 50 FCFA. Mais, parfois, ils arrivent à attirer la sympathie de certains conducteurs, qui leur filent des billets de banques. Âgés en moyenne de 10 ans, souvent même de moins que cela, ces gosses bravent la circulation presque tous les jours pour des miettes. Que ce soit à Adjamé, à Abobo ou à Treichville, ils n’hésitent pas à accoster les véhicules en pleine circulation, au péril de leur vie. Enfants de la rue, enfants dans la rue, enfants exploités, enfants travailleurs... Le plus souvent, tenter de définir le phénomène en dira plus sur vous que sur le phénomène lui-même. Il n’y a pas que les laveurs de pare-brises qui se retrouvent dans cette arène urbaine peuplée de dangers. D’autres sont carrément transformés en mules. Porteurs de bagages. Certains encore doivent vendre, toujours entre les véhicules, en pleine chaussée. Si on ne peut qualifier cela de pire forme de travail des enfants, cette pratique se situe juste devant la barrière. Un pas et la ligne rouge est franchie. Chaque année, le phénomène s’intensifie. « Ce sont des gens qui leur donnent ces marchandises pour venir les vendre sur la voie. Et pour combien ? Une rémunération qui n’existe presque pas. Nous qualifions cela d’exploitation des enfants », note amèrement Me Yacouba Doumbia, Président du Mouvement ivoirien des droits de l’homme (MIDH). Pour l’avocat, il faut prendre garde aux habitudes. Voir des enfants laver des vitres de véhicules à un feu rouge ou courir après une voiture pour livrer un sachet de papier kleenex par-dessus la portière semble aujourd’hui normal. Tout simplement parce que les Ivoiriens voient cela tous les jours dans les rues. Mais ce sont au contraire des pratiques à condamner, interpelle Me Yacouba Doumbia.
Phénomène en hausse Sur les grandes artères, dans les rues, aux abords des marchés, ils sont là, arborant plus des airs de mendiants que de vendeurs. Aujourd’hui, ils continuent d’étendre leurs tentacules, telles des pieuvres. Sur le plan sociologique, il est inacceptable que l’on reste insensible à cette situation, selon Claude Ouraga Basseri, sociologue, enseignant-chercheur à l’Université Félix Houphouët Boigny de Cocody. « À tout moment on peut assister à une collision. Un accident est vite arrivé. Ce sont des gamins qui investissent en réalité un champ professionnel au lieu de se retrouver à l’école. Ils sont donc soumis aux risques de l’activité qu’ils exercent. Ce que nous voyons chez les adultes. Ce qui veut dire que même si c’était des adultes qui lavaient des pare-brises aux feux ou vendaient des papiers kleenex entre les véhicules, ils seraient confrontés aux mêmes dangers », explique l’enseignant-chercheur. D’ailleurs, les adultes auprès de qui ils sont présents aux différents carrefours ne sont pas épargnés. D’après Claude Ouraga Basseri, le danger à long terme pour ces milliers d’enfants, c’est la délinquance, un mal pernicieux pour la société. D’où la nécessité de situer au plus vite les responsabilités et d’agir. Tandis que Me Yacouba Doumbia pointe du doigt un système mafieux qui exploite ces gosses et qu’il faut démanteler. Le juriste parle de la cellule familiale. « Si ces garçons sont là, c’est parce qu’au niveau de la famille il y a un manque. On ne leur offre pas ce qu’ils demandent, alors ils sont obligés de venir travailler dans ces conditions, au risque de leurs vies », fait-il remarquer.
Il faut agir Une situation que ne réfute pas Claude Kadio, le Président de l’Organisation des parents d’élèves et d’étudiants de Côte d’Ivoire (OPEECI), par ailleurs Président de l’Union des Associations des parents d’élèves et d’étudiants de Côte d’Ivoire. « Ce sont nos enfants. Leur place ne se trouve pas là, mais à l’école. Il y a donc une faille quelque part. Une responsabilité à situer tout d’abord au niveau des parents eux-mêmes. Beaucoup de parents, aujourd’hui, n’assurent plus l’éducation de leurs enfants comme il se le doit. Il ne faut pas laisser le soin à la rue de le faire à votre place, parce que si c’est le cas vos enfants seront livrés à eux-mêmes », reconnaît-il. Il y a certes une démission à ce niveau, à cause de la pauvreté pour les uns et surtout de la négligence pour la plupart, mais il y a aussi des questions à se poser sur le vide qui existe au niveau de la prise en charge. Selon Aristide Neuba, responsable des actions de rue du Mouvement pour l’éducation, la santé et l’éducation (MESAD), ce phénomène des enfants en activité dans les rues, fait partie des pratiques contre lesquelles ils luttent. Parmi les actions menées en faveur des enfants, il faut citer le projet AMBOCA. Il s’agit d’un projet d’appui à l’éducation des enfants défavorisés du district d’Abidjan et à l’autopromotion de leurs communautés. D’après MESAD, depuis 2010, le projet AMBOCA travaille à améliorer les conditions de vie de la population de Vridi 3 (Ex- Zimbabwe), avec un accent particulier sur l’éducation de ses enfants. En 2014, le projet a été étendu à Petit Bassam, un autre sous-quartier défavorisé de la commune de Port-Bouet, avec la même méthodologie. Mais il faut se rendre à l’évidence. Le phénomène est trop éclaté, trop complexe et trop sensible pour être combattu sans une véritable synergie d’actions. Yssoufou Kouamé, directeur régional de la Promotion de la femme, de la famille et de la protection de l’enfant, pense que cette question et aussi celles liées aux mutilations génitales ou aux jeunes filles professionnelles du sexe seront bientôt réglées. « Nous nous sommes donnés pour mission, d’ici 2020, de réduire de façon significative ces différentes problématiques en lien avec la protection de l’enfant. Cela à travers les activités que nous organisons dans le cadre de la lutte contre ces phénomènes », indique Yssoufou Kouamé. Selon lui, un comité interministériel a été mis en place par l’État pour juguler toutes ces pratiques qui nuisent aux enfants. Déjà, salue-t-il, la Première Dame mène une lutte efficace contre la traite des enfants. Concernant la loi, aux dires de M. Kouamé, les textes punissent ce genre d’exploitation. Mais jusqu’à ce que l’on passe à la phase de répression, il faut croiser les doigts pour que le pire n’arrive pas un jour.
Raphaël TANOH