Depuis un certain temps, les crises en Côte d’Ivoire ont permis d’apprécier l’influence des hommes religieux sur l’apaisement du climat, qu’il soit politique ou social. Aujourd’hui, à l’approche de l’élection présidentielle de 2020, leur rôle soulève d’énormes interrogations, tant au niveau des mosquées que des églises. Quand il ne leur est pas reproché leur silence, ils sont accusés de travailler pour le compte d’officines politiques. La dernière levée de boucliers contre la marche de prières projetée par l’Église catholique en est une parfaite illustration. Leur décision de surseoir à l’évènement est qualifiée tantôt de « reculade », tantôt de « sagesse », et les critiques les plus virulentes viennent parfois de leurs adeptes.
Face à ce qu’elle appréhende comme une tension sur l’espace politique à moins de dix mois de l’élection présidentielle, l’Église catholique a voulu jouer un rôle d’apaisement des cœurs par une « marche priante » le 15 février prochain. Si l’évènement a fait couler beaucoup d’encre et de salive, c’est parce qu’il a donné lieu à toutes sortes d’interprétations. Pour l’Église catholique, la mise en œuvre du projet souffre « d’interprétations ambivalentes, contradictoires et ambigües » et pourrait « dénaturer et l’intention et l’objectif, strictement spirituels, de cette initiative louable ». Pour répondre à ceux qui tentaient des « adhésions récupératrices » et des « interprétations fallacieuses », Monseigneur Jean-Pierre Kutwa a demandé que cette journée de prières se tienne exclusivement à la cathédrale Saint-Paul du Plateau. C’est l’explication donnée le dimanche 27 janvier par le responsable de la communication du diocèse d'Abidjan, l’Abbé Augustin Obrou. Thèse que beaucoup d’Ivoiriens ont du mal à comprendre, d’autant qu’elle arrive juste quelques semaines après une précédente action religieuse, qui a semé le doute dans l’esprit de bon nombre de gens. En effet, le Conseil supérieur des Imams, des mosquées et des affaires islamiques (COSIM) avait organisé trois jours de jeûne sur l’ensemble du territoire national, du 10 au 12 janvier derniers. Objectif : prier pour la paix et la cohésion sociale en Côte d’Ivoire. Le constat fait par de nombreux musulmans est que les trois jours de jeûne ont été passablement observés. Le message du Cheick Boikary Fofana n’aurait-il pas été entendu ? Bien que certains responsables du COSIM affirment le contraire, il n’en est pas moins vrai que le prestigieux bureau des Imams traverse un moment de turbulences. Une tourmente matérialisée par une « fake news » selon laquelle le Cheick s’en serait pris aux conclusions de la dernière conférence épiscopale, tenue à Korhogo, en affichant clairement sa volonté de voir des représailles de la part des autorités envers les évêques. « Ces publications tendancieuses, imaginaires, diffamatoires et attentatoires à la cohésion sociale, sans sources fiables, sont de nature à jeter le discrédit sur le guide religieux et l’ensemble de la communauté musulmane », dénonce le Bureau exécutif du COSIM. On n’est pas passé loin de la bavure. Ce qui se passe sur la scène religieuse ? « C’est que les leaders religieux n’ont pas le courage de dire les choses qu’il faut et cela les rattrape peu à peu », affirme Mory Koné, Imam adjoint de la mosquée Al-houda Wa Salam d’Adjamé-Paillet, dirigée par Aguibou Touré.
Dépendance Aujourd’hui, qu’ils soient Chrétiens ou Musulmans, les guides religieux sont sujets à controverse. L’Église Catholique ? Elle recule au moindre obstacle sur la route. Les Évangéliques ? Un manque criant de crédibilité des responsables ! Le COSIM ? Taxé d’affiliation au pouvoir. « Le gros problème de nos guides religieux c’est qu’ils sont dépendants des hommes politiques. Beaucoup parmi les Imams nourrissent leurs familles grâce à eux, de tous bords. Quelle autonomie peuvent-ils avoir pour sensibiliser les personnes auxquelles ils tendent la main ? », se désole Mory Koné. Blaise Ouélé, pasteur de l’Églises évangélique « Les ouvriers du Christ », abonde dans le même sens. « La non crédibilité des religieux est en partie due au fait qu’ils sont partisans. La vie religieuse et la vie politique ne vont pas ensemble. Or, la plupart de nos leaders religieux vivent grâce aux politiques. Il faut changer cela ». L’autre aspect qu’il soulève est le manque de courage de la part de nombreux guides religieux, qu’ils aient des affinités ou pas avec les politiques. Parce qu’il arrive, dit-il, que les leaders religieux fassent l’objet de répression. Celle-ci n’étant en général pas physique, mais souvent financière ou matérielle, voire même morale. Prendre leur indépendance financière et matérielle vis-à-vis des hommes politiques est pour l’Imam Koné la première chose que doivent faire les guides religieux s’ils veulent être crédibles aux yeux de leurs fidèles. La preuve ? Ils sont de plus en plus mis à l’écart pendant les grandes discussions, note l’Imam. Les religieux n’ont pas été associés à la constitution de la Commission électorale indépendante (CEI). Mieux, ils ont été écartés de la commission centrale.
Crédibilité en baisse ? Une idée que ne partage pas Youssouf Konaté, aumônier militaire à la base navale de Locodjro et Imam de sa mosquée. « La crédibilité des hommes religieux n’est pas le problème. Les partis politiques veulent en général que nous parlions en leur faveur. Quand ce n’est pas le cas, ils estiment qu’on se débine. Dans nos communautés, nos mosquées, il y a toutes les opinions. Le religieux ne doit pas prendre parti. Comme l’a dit le Cheick, la religion doit être une aiguille pour coudre et non une aiguille pour piquer. Nous ne pouvons pas être les pions des hommes politiques. Nous devons éviter que les politiciens nous divisent. C’est contre cela que nous luttons. Cela peut donner lieu à diverses interprétations de la part de certains, mais les leaders religieux en Côte d’Ivoire jouent le rôle qui est le leur », explique Youssouf Konaté. Les Imams respectent une hiérarchie bien structurée depuis la création du COSIM, d’après Bacounadi Ouattara, Imam de la mosquée de la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (MACA). « Au sein de la communauté musulmane, nous prions pour la paix en Côte d’Ivoire. Les réunions sont fréquentes pour donner des instructions aux Imams. Il est tout à fait impossible de dire que tous les Imams font ce qu’il faut, puisqu’il y a forcément des personnes qui dévient. Mais la majorité respecte les consignes », insiste-t-il. Les guides religieux ont-ils le courage de dire ce qu’il faut ? « Oui », répond l’Imam de la MACA de manière catégorique. Mais là n’est pas le problème pour Youssouf Konaté. Car les guides religieux, selon lui, n’ont pas pour mission d’aller sur la scène sociale ou politique afin de se faire entendre. Parce que la moindre action de leur part fera penser qu’ils prennent parti pour l’un ou l’autre. Le chemin le plus court pour se discréditer. Une idée partagée dans les sphères de l’Église catholique de Côte d’Ivoire. Un prêtre au sein du diocèse de Man note « le guide religieux se doit de trouver le juste milieu. C’est l’homme du centre. À des moments tristes de notre histoire, le Pape a été taxé de mutisme et même de lâcheté. Mais c’est parce qu’il est resté fidèle à cette maxime de la religion ». Le fait de ne rien faire ne signifie pas peur ou appartenance politique, ajoute notre interlocuteur. Ce sont des pratiques qui découlent du silence monastique. Quoi qu’il en soit, pour ce cadre de l’Église catholique, la situation en Côte d’Ivoire impose aujourd’hui une implication des leaders religieux. Mais qui doit viser la sensibilisation. « Il faut agir, sinon il sera trop tard », dit l’Imam Mory Koné. « Tous nous devons parler d’une même voix, sans querelles de leadership », ajoute le pasteur Blaise Ouélé.
Raphaël TANOH