Le 15 janvier, la Chambre de première instance 1 de la Cour pénale internationale (CPI) a, à la majorité de ses juges (sans la juge Herrera Carbuccia) décidé de l’acquittement et de la libération de Laurent Gbagbo et de Charles Blé Goudé, les disculpant ainsi de toutes les charges de crimes contre l'humanité perpétrés en Côte d’Ivoire entre 2010 et 2011. Une décision qui reste soumise à une autre, face à la volonté manifeste du bureau du procureur de faire appel et d’ouvrir ainsi une autre série d’audiences. Une seconde phase éventuelle qui n’a nullement empêché les détenus et leurs partisans de laisser exploser leur joie après sept années d’attente et d’espoir. Cette libération, qui reconfigure de facto le paysage politique ivoirien, annonce des bouleversements.
Scènes de liesse populaire dans les rues d’Abidjan et de certaines villes favorables à Laurent Gbagbo, danses et autres cris de joie. Tel était le spectacle après la prononciation des mots « acquittés et libérés » le 15 janvier par les juges de la Cour pénale internationale (CPI). La majorité des magistrats venait ainsi de donner son verdict, estimant que le procureur « n’a pas fourni des preuves suffisantes en vue de démontrer la responsabilité de M. Gbagbo et de M. Blé Goudé pour les incidents faisant l’objet de l'examen de la Chambre ». Le Procureur, selon Fadil Abdallah, porte-parole de la CPI, peut demander à « la Chambre que M. Gbagbo et / ou M. Blé Goudé soient maintenus en détention pour des raisons exceptionnelles ». La Chambre d'appel, composée de cinq autres juges, devra donc statuer. Les victimes, poursuit M. Abdallah, représentées par leurs avocats, sous réserve de la décision de la Chambre d'appel, peuvent être autorisées à continuer à participer à la procédure d’appel. Il appartiendra à cette chambre de statuer sur le fond et de décider si la décision de la Chambre de première instance d’acquitter MM. Gbagbo et Blé Goudé est exempte d'erreurs.
Victoire Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé, on peut le dire, s’offrent un bol d’air frais politique. Si Gbagbo apparait désormais comme « victime d’un complot international » à l’approche de l’élection présidentielle de 2020, sa côte de popularité pourrait grimper. Une victoire qui serait la convergence de plusieurs facteurs. La mobilisation de ses proches, qui n’a pas faibli durant toute la durée du procès, des témoins à la barre parfois peu crédibles ou très peu incisifs, un dossier jugé « mal ficelé » par le procureur mais aussi et surtout un Laurent Gbagbo qui n’a pas jamais baissé les bras. « Avec la libération et l’abandon des charges de tous ses proches en Côte d’Ivoire, une victoire au niveau international se dessinait pour lui » estime Habib Karamoko. Dans la foulée, Pascal Affi N’guessan, président de l’une des branches du Front populaire ivoirien (FPI), indique que « tout est mis en place pour la reprise du pouvoir en 2020 par le FPI ». Sans être précis sur la libération ou non du fauteuil de « président du FPI » qu’il occupe, Affi N’Guessan se dit disposé à « travailler avec Gbagbo. Car le plus important, ce ne sont pas les postes et cette libération va apaiser les tensions internes au parti ». Laurent Gbagbo, explique Arthur Banga, historien et analyste politique, « a clairement affirmé sa volonté de mettre en place une plateforme de gauche et son retour dans le jeu, c’est la remise en selle de la gauche ivoirienne ».
Fin des procédures ? Cette décision ne met pas pour autant fin aux procédures entre la CPI la Côte d’Ivoire. Toujours selon la cour, l’affaire Laurent Gbagbo est pendante devant des chambres différentes. « La décision de la Chambre de première instance 1 est sans préjudice de la décision d’une autre Chambre », prévient la CPI. Autrement dit, la cour maintient son mandat d’arrêt contre Simone Gbagbo et rien ne l'empêchera non plus de poursuivre d’autres personnes dont la responsabilité serait engagée dans les évènements de la crise postélectorale. Une position que défend Ali Ouattara, président de la Coalition ivoirienne pour la Cour pénale internationale (CICPI), en indiquant que celle-ci « doit étendre ses investigations à toutes les parties impliquées dans le conflit ivoirien afin que l’impunité d’aujourd’hui ne devienne pas le crime de demain ». Le procureur, qui avait annoncé des poursuites contre d’autres hauts responsables ivoiriens, va-t-il y mettre fin ? « Après avoir échoué à démontrer des preuves contre Laurent Gbagbo, il sera difficile pour le bureau du procureur de relancer d’autres procédures, d’autant que la Côte d’Ivoire n’est plus disposée à transférer une autre personne à la Haye », fait remarquer un observateur politique. Pour Doumbia Fanta, coordonnatrice exécutive de la Coalition ivoirienne pour la Cour pénale internationale (CICPI), « cette libération ne doit pas faire oublier les milliers de victimes de la crise ivoirienne, qui ont besoin de justice et de réparation ». Pour cette organisation, la CPI gagnerait à ne pas donner « de faux espoirs aux victimes de crimes graves. Elle doit donner confiance aux victimes à travers des investigations crédibles et des décisions qui prennent en compte leur intérêt ». Issiaka Diaby, président du collectif des victimes des crises, estime pour sa part que cette décision « en rajoute aux meurtrissures des victimes ». Une position partagée par Me Yacouba Doumbia, président du Mouvement ivoirien des droits de l’Homme (MIDH) et avocat des victimes en Côte d’Ivoire. « Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé sont acquittés alors même qu’ils ont joué un rôle prépondérant dans la crise de 2010 - 2011, qui fit près de 3000 morts ». Plus incisif, Pierre Adjoumani Kouamé, président de la Ligue ivoirienne des droits de l’Homme (LIDHO) estime que « si l’acquittement de Laurent Gbagbo et de Charles Blé Goudé démontre que les droits de la défense sont respectés devant la CPI, il s’agit aussi d’une nouvelle désastreuse pour les victimes, qui se retrouvent sans aucun recours possible ».
Reconfiguration Sans nul doute, cette libération aura ou a déjà un impact sur le climat politique ivoirien. « En réalité, la plupart des partisans de Laurent Gbagbo, consciemment ou inconsciemment, ont fait de sa libération un préalable à la réconciliation. C'est une part non importante de la population. Leur dynamisme donnera forcément un coup d’accélérateur au processus de réconciliation », ajoute Arthur Banga. Au plan politique, même si le PDCI continue ses appels du pied, « Laurent Gbagbo pourrait déjouer ses calculs et se positionner comme la principale alternative. Reste à savoir si le PDCI acceptera à nouveau, à défaut d’être roi, de devenir faiseur de roi. Ce rôle ne lui a pas souri sous la gouvernance Ouattara », relativise Habib Karamoko, juriste et analyste politique. L’on pourrait, même si c’est dans un registre différent, se retrouver dans « le même schéma politique qu’en 2010 et cela pourrait raviver les tensions », prévient ce dernier. D’autant plus que selon la nouvelle Constitution, Alassane Ouattara, Henri Konan Bédié et Laurent Gbagbo pourraient se retrouver face à face lors d’une élection présidentielle, les trois hommes n’ayant pas clairement renoncé à leurs ambitions pour la magistrature suprême. D’où la crainte chez certains observateurs politiques d’un « retour des vieux démons ». Mais, tempère une source diplomatique, « si, malgré les appels du procureur, les juges maintiennent leur décision et que la Côte d’Ivoire s’y oppose pour des raisons de sécurité ou de paix, Laurent Gbagbo pourrait être contraint à rester sur le territoire d'un État qui accepterait de le recevoir un temps. Mais cela pourrait aussi avoir un impact sur la réconciliation et mettre plus de pression sur le pouvoir à Abidjan ».
Ouakaltio OUATTARA