Depuis plusieurs décennies, la presse ivoirienne connaît une crise sans précèdent. À l’instar de nombreux pays de la sous-région et même du monde, les journaux ne se vendent pas bien en Côte d’Ivoire. Les différentes crises politiques que le pays a traversées ont entamé ce qui restait de crédibilité aux journaux, dans un clivage profond. L’avènement des réseaux sociaux n’a pas non plus arrangé les choses. Déjà méfiants, les lecteurs ont décroché, menant ainsi la presse à l’agonie. Mais faut-il pour autant la laisser mourir ? Là se trouve la problématique. Presse ivoirienne, la liberté ou la mort ?
C’est vêtus de tee-shirts blancs avec le slogan « L’information comme bien public », que les journalistes de Côte d’Ivoire ont célébré le lundi 3 mai, la Journée mondiale de la liberté de la presse. Pour ces professionnels des médias, le combat n’a plus lieu dans l’arène politique depuis maintenant des décennies. Il se passe au quotidien, dans les kiosques, à la criée, dans les textes de lois. Cela fait longtemps que les chiffres de vente des journaux sont en chute libre. En 2010, les ventes globales des journaux s’élevaient à 26 879 974 exemplaires par an, contre 11 167 277 en 2016 et 9 253 137 en 2017, selon une étude commanditée par le Fonds de soutien et de développement de la presse ( FSDP). Cela représente sur la période 2010 - 2017 une chute de 65,57%. Depuis, les chiffres n’ont pas cessé de baisser. En tête des ventes en 2020, le quotidien « Fraternité matin » n’enregistre que 20% de ses ventes et les 9 qui le suivent tournent autour de 5% de ventes. Pas moins de cinquante-cinq journaux, dont vingt quotidiens, vingt-cinq hebdomadaires et dix mensuels, tapissent les étagères des kiosques d’Abidjan et des grandes villes du pays. Dans ce paysage, la presse quotidienne prédomine, avec 89,16% de parts de marché contre 16,20% pour les hebdomadaires.
Marasme Dans l’ensemble, les journaux écoulent à peine 10% de leur production journalière. En dehors d’un quotidien, Fraternité Matin, et d’un ou deux journaux, le taux d’invendus oscille entre 90 et 99%. L’autre élément à prendre en compte dans la nouvelle configuration du paysage de la presse ivoirienne, c’est le développement de l’Internet. Ce qui amène les populations à s’informer sur les réseaux sociaux. « Le diagnostic est exécrable. C’est le moins qu’on puisse dire de la situation de la presse en Côte d’Ivoire. Il y a longtemps que le secteur est à l’agonie », note Lassane Zohoré, Président du Groupement des éditeurs de presse de Côte d’Ivoire (GEPCI).
Entre méventes, fausses informations, manque de professionnalisme, absence de véritable plans de relance, arriérés de salaires, désaccords, etc., les journalistes sont pris dans un étau qui se resserre au fil des années.
À l’occasion de cette Journée mondiale de la presse, les acteurs tirent la sonnette d’alarme, peut-être pour une ultime fois. « La presse papier connaît déjà un déclin depuis un certain nombre d’années. Avec la Covid-19, la situation s’est aggravée », poursuit Lassane Zohoré. Le désamour avec la population ? Pour le Directeur général de Gbich éditions, la question ne se trouve pas à ce niveau. « Les gens affirment que les Ivoiriens ne lisent pas. Et que s’ils ne le font pas c’est parce que les journalistes manquent de professionnalisme. Mais ce n’est pas vrai. Ce fait n’a rien à voir avec le travail que nous faisons. Lorsqu’un journaliste ivoirien ou un organe de presse est dans le faux, l’organe de régulation du secteur l’interpelle aussitôt. Je veux parler de l’Autorité nationale de la presse (ANP). Alors, que les gens ne prennent pas cela comme excuse pour ne pas aider la presse », détaille-t-il.
Bouée de sauvetage Au stade où la presse en est, selon Zohoré, il faut une bouée de sauvetage immédiatement. « Si l’État ne nous aide pas, nous allons tout simplement mourir. C’est inévitable et ce sera dommage pour la démocratie dans le pays », tranche-t-il.
Il n’est pas le seul à faire ce difficile diagnostic. Jean-Claude Coulibaly, le Président de l’Union nationale des journalistes de Côte d’Ivoire (UNJCI), parle de prise de conscience, non au niveau des médias, mais de l’État. « Tout le monde connait les difficultés de la presse. Nous n’avons pas arrêté de faire du lobbying auprès du gouvernement afin qu’il accorde 0,01% de son budget à la presse. Cela revient à 8 milliards de francs CFA. Nous espérons que ce projet va aboutir », explique Jean-Claude Coulibaly. Le Président de l’UNJCI estime qu’il n’y a pas lieu de tergiverser, car la situation est grave. « Si l’État donne des subventions aux partis politiques, il peut bien en donner aux organes de presse. La presse est tout aussi importante pour la vie d’une Nation qu’un parti politique, voire même plus », insiste-t-il. Mais il apparaît clairement que ce sera aux acteurs de cravacher dur pour sauver la presse, menacée par le développement d’Internet. Le foisonnement de la presse en ligne n’a pas arrangé les choses. Selon des données de janvier 2020, la Côte d'Ivoire compte plus de 12 millions de personnes utilisatrices de l’Internet et 4,9 millions sur les réseaux sociaux. Le nombre de sites d’information a explosé.
Il faut trier, faire attention aux rumeurs, savoir distinguer le faux du bon journaliste. Un casse-tête chinois auquel s’attelle le Réseau des professionnels de la presse en ligne de Côte d’Ivoire (REPPRELCI), dirigé par Lassina Semé.
Labellisation « Nous travaillons depuis longtemps à l’assainissement du milieu de la presse numérique. Et cela passera nécessairement par la régulation. Nous avons mis en place l’Observatoire des médias numériques de Côte d’Ivoire (OMENCI), qui produit des rapports sur la presse numérique. Le rapport du mois d’avril sortira bientôt. Il s’agit de souligner les fautes commises dans le milieu et d’en appeler au professionnalisme », énumère Lassina Sermé.
Ce n’est pas tout. Le Président du REPPRELCI annonce la « labélisation » de la presse numérique. « Nous allons bientôt attribuer des couleurs aux sites d’information, selon leur crédibilité et leur ancienneté. La couleur jaune, par exemple, désignera les organes débutants », fait-il savoir.
Subventions Mais assainir ne suffira pas à sauver le milieu, dit-il. Là aussi on appelle l’État au secours. « Il faut un appui de l’État pour sauver la presse numérique. Nous travaillons pour que la nouvelle loi de 2017 sur la presse, qui prend en compte la presse en ligne, soit appliquée, afin que ce secteur bénéficie de subventions ». Le REPPRELCI attend le décret d’application de cette loi. La bonne nouvelle, selon Lassina Sermé, c’est que le nouveau ministre de la Communication s’est engagé à ce que cela puisse aboutir le plus tôt possible. Pour Lassane Zohoré, il faut absolument suivre les propositions des journalistes et non celles des politiciens si on veut sauver ce secteur. Faute de quoi, selon lui, les Ivoiriens vivront bientôt dans un pays de rumeurs.
Au niveau du ministère de la Communication, on est conscient de la situation. Selon une source proche du ministre, le gouvernement est pleinement disposé à accompagner toutes les actions allant dans le sens du développement et de l’épanouissement du secteur et des professionnels de la communication. Cette volonté, note-t-elle, s’est encore accrue avec le nouveau ministre de la Communication, Amadou Coulibaly. Des réflexions sont en train d’être approfondies pour adopter un modèle économique viable de la presse. Le projet pour élargir la subvention aux sites d’information légalement constitués est en bonne voie. La migration effective vers la TNT au premier semestre 2018, indique notre informateur, avec plus de 200 chaînes en vue sur les bouquets satellitaires et la libéralisation du marché de l’audiovisuel sont également de grands chantiers prévus par l’État. Reste à espérer que toutes ces actions portent leurs fruits.
Raphaël TANOH