Huit mois après l’entrée en vigueur du décret n°2017-792 du 6 décembre 2017, portant limitation de l’âge des véhicules d’occasion importés en Côte d’Ivoire, le constat sur le terrain laisse présager d’une sorte de crise : pertes d’emplois, pertes de recettes douanières mais aussi augmentation probable du prix des véhicules de seconde main.
Les travailleurs du quai 17 du Port autonome d’Abidjan (PAA) chargés au débarquement des véhicules d’occasion se tournent les pouces à longueur de journée et peuvent même prendre des congés. Et pour cause : depuis huit mois, presque aucune voiture d’occasion n’a débarqué. Depuis fin mars 2018, le décret fixant l’âge limite des véhicules d’occasion importés en Côte d’Ivoire est entré en vigueur. Moins de 5 ans pour les automobiles affectés au transport public de personnes ou de marchandises, 10 ans pour les minicars de 9 à 34 places et pour les camionnettes jusqu’à 5 tonnes et 10 ans pour les cars de plus de 34 places, les camions de 5 à 10 tonnes et les camions de plus de 10 tonnes. L’objectif, avait défendu le ministre des Transports Amadou Koné, étant de rajeunir le parc automobile. Selon lui, une étude a montré que sur la période 2000 à 2016, 60 000 véhicules d’occasion avaient été immatriculées chaque année contre 3 000 véhicules neufs. Des chiffres qui décrivent le fossé entre le nombre de véhicules neufs et de véhicules d’occasion qui circulent sur le territoire national. Quatre mois après l’entrée en vigueur de la mesure, on note une baisse vertigineuse du nombre de véhicules d’occasion importés en Côte d’Ivoire, soit, selon une source ministérielle de 90 000 véhicules en 2017, soit une moyenne de 7 500 véhicules par mois, à 30 000 en 8 mois, soit une moyenne mensuelle de 3 750. Le quai 17 s’est ainsi vidé de moitié et cela aura probablement un impact sur les recettes douanières. Mais il faudra attendre la fin de l’année pour évaluer réellement cette perte de recettes. Au ministère des Transports, le plus important semble ailleurs. « Le but est de maîtriser les coûts. Les véhicules d’occasion coûtent cher à cause des faux frais au port. Notamment les frais de magasinage, de surestarie, de l’Office ivoirien des chargeurs (OIC, destinés au stationnement) et de divers autres », explique notre source ministérielle, selon laquelle à cette longue liste s’ajoute un nombre parfois élevé d’intermédiaires que le ministère veut mettre hors circuit
Baisse des prix ? Avec la suppression progressive des faux frais, qui a déjà débuté, les Ivoiriens devraient assister au fur et à mesure, dit-il, à une réduction du coût des véhicules d’occasion importés. Ce qui, promet notre interlocuteur, devrait conduire les clients à acheter des voitures de moins de cinq ans à bon prix. « Si nous réussissons à supprimer ces frais, qui n’ont pas lieu d’exister, ce qui est en train d’être fait depuis l’application du décret, le prix des véhicules sera accessible à tous. Et, en plus, ce seront des véhicules de bonne qualité, qui ne dénatureront pas le paysage ni ne pollueront l’air », soutient un conseiller du ministre des transports. Il n’est pas le seul à saluer la mesure. Au sein des concessionnaires automobiles, on se frotte déjà les mains. « Même si les premiers effets du décret ne sont pas encore très bien perceptibles, nous pensons qu’il était temps qu’il soit pris. Parce qu’il arrange tout le monde. Non seulement pour le renouvellement du parc automobile, mais aussi en termes de préservation et de création d’emplois. De nombreux concessionnaires éprouvent des difficultés à écouler leurs véhicules à cause justement de ce réseau mafieux d’importation, qui a prospéré sans aucun contrôle. Avec cette nouvelle donne, nous croyons que de nombreuses pratiques vont disparaître. Il n’est plus question que des individus s’enrichissent au détriment de la population », se réjouit un concessionnaire, dont le segment « vente de véhicules d’occasion » ne tenait plus face à la concurrence, reconnait-il.
Emplois perdus Toutefois, Cyril Djéhi-Bi, le Secrétaire général du Syndicat de la nouvelle génération des transitaires et importateurs de véhicules d’occasion de Côte d’Ivoire (SNGTIVO - CI), crie au complot. « Il y a peu, le représentant des concessionnaires de véhicules disait que nous leur menions une concurrence déloyale. Eh bien, aujourd’hui c’est le contraire. Nous avons l’impression que le décret a été pris pour arranger les concessionnaires, pendant que nous disparaitrons », se plaint le transitaire. À leur niveau, ajoute Cyril Djéhi-Bi, ils ont pris de plein fouet l’entrée en vigueur du décret sur la limitation de l’âge des véhicules d’importation. « Il y a eu un changement à tous les niveaux concernant l’activité des transitaires. Le nombre de véhicules d’importation a baissé de plus de moitié. Mais ce n’est pas cela le pire. Avec la limite d’âge des véhicules fixée à 5 ans, il y a de nombreux problèmes qui se posent. D’abord, le prix des voitures. Dans cette fourchette, elles nous reviennent à environ 10.000 euros (près de 6 500 000 francs CFA) alors qu’avant l’entrée en vigueur de la mesure, nous achetions des véhicules à 1 000 euro, (environ 650 000 francs CFA). Vous voyez qu’il y a une grande différence », détaille le Secrétaire général du SNGTIVO - CI. Ensuite, ajoute M. Djéhi-Bi, il y a les besoins de la population. « Nous vendons nos véhicules en fonction des besoins du marché, par exemple en ne commandant que des voitures demandées par la clientèle. Or, avec le décret, le coût des véhicules fait que nous ne pouvons plus les vendre », laisse entendre le transitaire. Les bienfaits du décret ? Hormis le renouvellement du parc automobile, selon lui il n’y a aucun autre effet positif. « Nous sommes environ 9 000 transitaires, en ajoutant ceux qui se trouvent en Europe. Et nous générons près de 10 000 emplois. Depuis l’entrée en vigueur de la mesure, ce sont près de 2 500 emplois qui ont été perdus », soupire Cyril Djéhi-Bi.
Complaintes Un membre du Syndicat libre des agents de Côte d’Ivoire logistique (SYNACI), qui a requis l’anonymat, explique qu’ils ressentent eux aussi les effets de la mesure. « Côte d’Ivoire logistique, qui est le propriétaire du patrimoine du complexe du Guichet unique automobile, est également confronté à ces mêmes difficultés. Le décret a considérablement réduit l’activité de la structure », regrette-t-il. Le Président des revendeurs de véhicules d’occasion, Éric Yedo, abonde dans le même sens. D’après lui, les transitaires ne sont pas les seuls à subir les effets néfastes du décret. Sur 380 parcs automobile à Abidjan, informe-t-il, une soixantaine a fermé boutique. Le problème majeur ? Pour lui et pour M. Djéhi-Bi, c’est que les mesures compensatoires annoncées par le ministère des Transports afin d’atténuer la douleur des acteurs n’ont jamais vu le jour. « Huit mois après, nos structures disparaissent. D’ici quelques mois, après la vente des véhicules restant dans les parcs, nous allons retourner à la rue, car rien n’a été prévu pour nous aider à travailler », note M. Yédo. Et M. Djéhi-Bi d’ajouter : « nous ne comprenons rien lorsque le ministre affirme que la mesure va créer des emplois. C’est le contraire que nous constatons. Qu’on nous explique comment cela va se faire alors que nous sommes en train de disparaître ». Sur la question, le ministère des transports se veut très clair : « il ne s’agit pas d’une mesure destinée à faire plaisir à un groupe de personnes. L’objectif premier du décret est le renouvellement du parc automobile et l’assainissement de l’environnement. Un comité paritaire a été mis en place et travaille à recueillir les doléances des uns et des autres ».
Raphaël TANOH