Vu son potentiel humain et ses ressources naturelles, présager de meilleures perspectives économiques pour la Côte d’Ivoire ne serait que justice. Hélas, en 60 ans d’indépendance acquise de haute lutte, le pays semble encore à la recherche d’une maturité politique et économique. Le chemin qui y conduit est toujours jonché d’incompréhensions et d’incertitudes. Cette année, contrairement au cinquantième anniversaire, en 2010, et à la parade militaire, les festivités s’annoncent sobres. La cérémonie officielle est prévue pour durer une quinzaine de minutes au palais présidentiel. Alors que les Ivoiriens s’acheminent allègrement vers la présidentielle de 2020, la fête de l’indépendance, prévue pour ce 7 août, amène à se poser certaines questions. 60 ans, et après ? Que retenir de toutes ces années ? Avons-nous « réellement » fait des progrès ?
Il y a maintenant 60 ans naissait la République de la Côte d'Ivoire. Un pays qui ne comptait que 3,2 millions d'habitants. À l’époque, c’est la 18ème nation africaine reconnue par la communauté internationale à la date du 20 septembre 1960. Parmi les 18 pays du vieux continent qui l’ont précédée sur ce terrain, aujourd’hui seuls l’Afrique du Sud, le Maroc, l’Égypte, la Tunisie et le Ghana peuvent se targuer de damer le pion à la terre de Félix Houphouët-Boigny, question taux de croissance. Fixé en 2018 à la 15ème place par le World Economic Forum (WEF) des économies du continent les plus performantes, le pays maintient son 87ème rang mondial en PIB par pouvoir d’achat (PPA), pour un taux de croissance remarquable de 7,8%. Au cours des six dernières années, la Côte d'Ivoire est passée de 27 à 35 points concernant l’Indice de perception de la corruption (IPC) de Transparency International. Locomotive de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), c’est une nation avec un potentiel économique à faire frémir d’envie, qui vient d’amorcer la fin du franc CFA pour les huit pays de la communauté, au profit de l'Eco. Décision historique !
Embellie Pour Séraphin Prao, enseignant-chercheur à l’Université Alassane Ouattara de Bouaké, par ailleurs spécialiste des questions monétaires et financières, il s’agit ici de parler souveraineté. « Certains pays craignent de perdre leur souveraineté monétaire et financière en se faisant absorber par des pays plus puissants, qui sont parfois des voisins et rivaux », analyse-t-il. À cela, des experts ajoutent la vulnérabilité des économies de la région aux chocs extérieurs, qui rend difficile le respect des critères de convergence sur une base durable par les États membres. Le déficit élevé du compte courant a des conséquences sur les réserves extérieures et la stabilité du taux de change. Enfin, le déficit budgétaire élevé, en aggravation dans certains États membres, a un impact négatif sur le taux de change et la dette extérieure. C’est clair, pour M. Prao, la Côte d’Ivoire, comme bien des pays africains, aspire à une certaine indépendance financière. À 60 ans, elle fait déjà office de bon élève pour ce qui est du porte-monnaie. Elle désire maintenant faire preuve de maturité économique. Atteindre l’Eco, ce sera franchir un pas décisif dans ce sens.
Résultats de cette embellie ? C’est certain, lorsqu’il faut parler des conditions de vie et de travail des Ivoiriens, qui se sont nettement améliorées. Si les grèves n’ont pas épargné le secteur public, ces dernières années, le traitement salarial des fonctionnaires a connu, en revanche, un boom. Pour y arriver, l’État a mobilisé 1 100 milliards de francs CFA. Les médecins, ainsi que les enseignants, ivoiriens sont bien traités par rapport à de grands pays africains comme le Maroc. Apollinaire Tapé Djédjé, Président de la Confédération des syndicats des fonctionnaires de Côte d'Ivoire (COSYFOCI) félicite dans ce sens les efforts fournis par l’État au cours de ces 8 dernières années. « C’est un énorme point de satisfaction par rapport aux décennies de crise que nous avons traversées », note-t-il. Quant à Bli Blé David, Secrétaire général de la Centrale des syndicats CISL - Dignité, il souligne la lutte pour l’obtention du salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG). « Ce sont des points satisfaisants aujourd’hui pour le secteur privé », peut-il se targuer. Mais le privé est encore sinistré.
Régression En 60 ans, il peut s’en passer, des choses, selon Claude Kadio Aka, Président de l’Organisation des parents d’élèves et d’étudiants de Côte d’Ivoire (OPEECI). « Mais s’il y a un secteur où nous avons régressé, c’est bien celui de l’Éducation. La population a augmenté plus vite que les établissements. Il est vrai que l’État a construit des écoles et continue de le faire, mais le gap à combler est énorme. Nous avons près de 6 millions d’élèves. Malgré les 12 000 classes construites ces dernières années, le compte n’y est pas », signale-t-il. Et le président de l’OPEECI de poursuivre : « il y a aussi les mentalités qui ont changé. La fraude a gangrené nos écoles et l’apprentissage a baissé à cause du faible niveau des enseignants ». La santé a plus ou moins connu le même sort. Mais s’en tire à bon compte avec les efforts faits ces huit dernières années. Même si le vide à combler reste abyssal, à cause du retard provoqué par les crises successives, selon le ministre de la Santé et de l’hygiène publique, il existe tout de même plus de 2 500 établissements sanitaires, répartis sur l’ensemble des territoires ivoiriens. Et les vitrines, telles que l’Hôpital Mère - enfant de Bingerville, ainsi que l’avènement de la Couverture maladie universelle (CMU) masquent un tant soit peu les maux du secteur. « Il faut juste poursuivre dans ce sens et faire en sorte qu’il y ait une continuité dans les efforts faits jusque-là », indique Dr Guillaume Akpess, Secrétaire général du Syndicat national des cadres supérieurs de la Santé de Côte d’Ivoire (Synacass-CI). Avant de poursuivre : « il s’agit de faire preuve de maturité à 60 ans et pas de tout recommencer à chaque fois».
Purges Toutefois, c’est à cet âge, où l’on croit le plus tout savoir, qu’arrivent les véritables épreuves, souvent drapées de fourberie et de faux-semblants. Pour la Côte d’Ivoire et pour les Ivoiriens, ces épreuves sont peut-être déjà là, avec la présidentielle de fin octobre qui pointe le nez, précédée de questionnements. Comment se fait-il qu’en 60 ans il n’y ait jamais eu de passation de flambeau pacifique dans l’exercice du pouvoir suprême ? Pourquoi faut-il qu’à chaque élection la terre d’Éburnie retienne son souffle ? Purges, exilés, réfugiés, etc. À 60 ans, le parcours politique de la Côte d’Ivoire est aux antipodes de ses performances économiques. Perturbé par un coup d’État en 1999, suivi d’une crise politico-militaire qui a atteint son dénouement en 2010, c’est un pays déjà traumatisé qui se prépare à traverser une zone de turbulences dans quelques mois. Malheureusement, les esprits des acteurs politiques montrent qu’aucune leçon n’a été tirée du passé. C’est assurément l’ultime épreuve, pour David Bli Blé, Secrétaire général de la Centrale des syndicats CISL - Dignité. Doublée d’une crise sanitaire inédite, qui secoue le monde entier, c’est une situation qui en appelle à la responsabilité de tout un chacun. Fonctionnaires, politiciens, employés du secteur privé, organisations de défense des droits de l’Homme voient ce 60ème anniversaire comme celui qui doit interpeller tous les Ivoiriens sur la stabilité du pays. « La crise postélectorale de 2010 est là pour nous rappeler nos erreurs. 60 ans, c’est l’âge de la sagesse. Prouvons-le ! C’est le moment de construire l’unité et la paix », rappelle Bli Blé David.
Aux dires d’Assiéné Koffi, Secrétaire général adjoint de l’Union générale des travailleurs de Côte d’Ivoire (UGTCI), cette fête de l’indépendance doit être l’occasion d’apprécier nos acquis, le chemin parcouru, mais surtout les erreurs à éviter sur le plan politique. Moment charnière. À 60 ans, la Côte d’Ivoire est-elle suffisamment forte pour vaincre ses vieux démons ?
Raphaël TANOH