Les campagnes, au niveau national et international, contre l’immigration irrégulière se multiplient, mais le phénomène est encore très en vogue. Les chemins du désert et de la Méditerranée sont de plus en abandonnés pour d’autres cieux. Notamment le Koweït. Un pays pétrolier qui affiche sa prospérité dans ses gratte-ciel, ses centres commerciaux démesurés, ses hôtels de luxe… Mais, derrière cet étalage de richesses, se cachent aussi de nombreux cas de traite et de trafic d’êtres humains. Des hommes et femmes venus d’Afrique, mais aussi d’Asie, pour faire fortune, se retrouvent dans un piège sans fin. Un cercle vicieux, avec toujours la même méthode. Une agence de placement et un intermédiaire chargé de recruter de nouvelles victimes avec des promesses alléchantes. Mais, à l’arrivée, la réalité est toute autre.
Les larmes aux yeux et les regards tournés vers le ciel en guise de remerciements, quatre jeunes filles ivoiriennes (deux d’ethnie guéré, une d’ethnie baoulé et une d’ethnie bété) viennent d’atterrir sur le sol natal, le vendredi 6 septembre 2019, en provenance du Koweït. Et, comme si elles fuyaient des regards indiscrets, elles s’empressent de quitter l’aéroport. « L’enfer, nous l’avons vécu », lance l’une d’elles, alors qu’une autre, dont l’époux est venu à l’aéroport, s’engouffre dans un taxi, comme pour fuir nos micros. Deux d’entre elles ont accepté de parler, sous anonymat, quand la troisième, visiblement moins affectée, Ephianie Ayawa Elom, plus que remontée, veut partager sa mésaventure devant une caméra. Ces jeunes filles, la trentaine en moyenne, ne se connaissaient pourtant pas avant de prendre l’avion. Trois d’entre elles avait eu le malheur de se retrouver en prison, une semaine auparavant, avant d’être libérées et conduites à l’aéroport pour être rapatriées sans passeports. Mais elles ont connu un parcours similaire. Appâtées chacune par une tierce personne, proche d’elles ou proche de l’une de leurs connaissances. L’argument est le même. « Tu travailleras comme femme de ménage ou dans un salon de coiffure au Koweït, avec un revenu mensuel oscillant entre 300 et 400 000 francs CFA. » Un revenu de rêve pour des jeunes filles qui travaillent dans des salons de coiffure à Abidjan ou étaient parfois sans emploi. Mais, une fois sur le sol koweitien, elles sont accueillies par des personnes qu’elles ne connaissent pas. Là commence le calvaire. Passeports confisqués, elles sont enregistrées par une agence de placement d’agents de maison (Markaze, en arabe). Commence ainsi un cycle infernal entre des patrons qui les exploitent à souhait et des agences de placements qui les « vendent » à chaque fois qu’elles fuguent ou sont rejetées par un employeur. Certaines se retrouvent dans une prison migratoire, appelés déportation ou « sidjinou » en arabe. Des chanceuses sont parfois aidées par une sorte d’ONG, appelée « charkall », dont les locaux servent d’abri aux migrants. Cette galère, Hervé Ndri, Président de l’ONG Lutte contre l’immigration illégale, secours, assistance et développement ( LISAD), la connait comme le fond de sa poche, pour avoir lui-même été dans cette situation de migration illégale. Aujourd’hui, il est engagé dans la lutte contre l’immigration, surtout vers le Koweit, et aide certaines victimes à sortir de cet enfer. Comme Hervé Ndri et ces jeunes filles, plusieurs migrants venant principalement de pays asiatiques (Inde, Philippines, Bangladesh) et africains, parviennent à regagner leurs pays d’origine avec l’aide d’ONG ou en étant rapatrié. Mais certains, pour des raisons diverses, refusent de s’inscrire sur les registres des structures étatiques.
Témoignages Selon Ephianie Ayawa Elom (32 ans), après avoir travaillé cinq mois sans salaire, elle a dû entrer en grève pour réclamer un paiement. Un acte qui va lui ouvrir les portes de la prison pour une semaine. « C’est un ami que je connais bien qui m’a attirée vers le Koweit. Une fois sur place, je ne l’ai plus revu. Il était injoignable. J’ai été accueillie par des inconnus. Je regagne mon pays après environ six mois d’enfer au Koweit ». Edwige Kouadio (30 ans, le nom a été changé à sa demande) a vécu bien pire durant un an et six mois. « Je travaillais de 6h à 2h du matin, non stop. J’étais considérée comme une moins que rien, avec un repas, une portion de riz accompagné de tomates, tous les trois jours. Pour un salaire de 600 000 francs CFA promis au départ, je touchais à peine 80 000 francs. Mon quotidien se résumait en des injures et des gifles à longueur de journée. Une torture interminable », explique-t-elle. À l’en croire, « ce sont des ex migrants qui alimentent le marché koweitien de l’immigration, en complicité avec des agences de placement dirigées par des Koweitiens ». Diane Sompléi (36 ans, le nom a été changé) a vécu pareille situation pendant un an et quatre mois et a été, selon elle, « vendue à quatre employeurs différents » avant de fuguer. Sans passeport, elle sera interpellée et « jetée en prison ». Des histoires de ce genre, elles disent en avoir entendu des centaines, les unes plus tristes que les autres.
Une lutte vaine ? Selon le dernier rapport du département d’État américain pour le suivi des efforts de la Côte d’Ivoire dans la lutte contre la traite des personnes, publié début septembre, le gouvernement de Côte d’Ivoire ne se conforme pas pleinement aux normes minimales pour l'élimination de la traite des personnes, même s’il déploie des efforts importants dans ce sens. Toujours selon ce rapport, la Côte d’Ivoire a pris davantage de mesures qui ont abouti à un nombre croissant d'enquêtes, de poursuites et de condamnations, créé une coordination avec une ONG pour ouvrir et gérer un centre d’accueil pour les enfants victimes d'exploitation, y compris les enfants victimes de la traite, convoqué la première réunion du Comité de lutte contre la traite et financer et distribuer un film, etc. Cependant, le gouvernement n’a pas satisfait aux normes minimales dans plusieurs domaines clés. Pour les officiels ivoiriens, il faut déjà saluer ces actes, qui ont permis d’intensifier les efforts en matière de répression. La brigade contre la criminalité transnationale organisée (UCT) a ainsi permis d’enquêter sur 147 affaires, poursuivi 56 suspects et condamné 47 trafiquants au premier trimestre 2019. Parmi les trafiquants présumés figuraient des suspects provenant de Côte d’Ivoire, de Chine, du Cameroun et du Nigeria. Sur les 47 condamnations prononcées, 11 ont été de 10 mois d’emprisonnement. Toutefois, le rapport dénonce le fait qu’en dépit de la coordination, depuis avril 2018, entre les forces de l’ordre françaises et ivoiriennes dans une enquête sur un réseau de trafiquants dans l’Hérault (France) et à Daloa (Côte d’Ivoire), qui faisait passer en contrebande des Ivoiriens pour la traite à des fins sexuelles et le trafic de main-d’œuvre, les autorités ivoiriennes n’ont pas indiqué avoir lancé des enquêtes ou des poursuites contre des fonctionnaires pour complicité dans des délits liés à la traite des personnes, « ni prononcé de condamnations à leur égard. La corruption et la complicité de responsables publics dans des affaires d’infractions liées à la traite sont demeurées préoccupantes ».
Aider les victimes En juin dernier, le gouvernement ivoirien et ses partenaires annonçaient avoir aidé 935 ex migrants à bénéficier d’un accompagnement en termes de formation professionnelle et de création d’activités génératrices de revenus, notamment dans les métiers du bâtiment, de la production animale et de l’agriculture. Un chiffre tout de même loin des quelque 5 000 ex immigrés ayant officiellement effectué leur retour. Désormais, la Côte d’Ivoire compte 90 centres sociaux gérés par le gouvernement pour les victimes de maltraitances, afin qu’elles y reçoivent des soins psychologiques, et 36 centres d'éducation spécialisée pour héberger les femmes et les enfants victimes de la traite. Avec le financement de donateurs et en partenariat avec une organisation internationale, le gouvernement a fourni 165 000 francs CFA, ainsi que des trousses d'hygiène personnelle et des paniers alimentaires, à chacun des quelque 2 856 migrants revenus de Libye et d'Afrique du Nord, dont certains ont été victimes de traite.
Ouakaltio OUATTARA