Sory Touré est Project manager et spécialiste de la finance islamique dans une banque internationale. Il est aussi président et membre fondateur de IFPRO (Islamic Finance Promotion and Research Organisation), en français Organisation pour la promotion et la recherche en finance islamique. Il intervient sur des sujets variés, stratégies de mise en œuvre, structuration et développement de produits, fintech islamique, promotion et formation des ressources humaines. Il a séjourné notamment au Sénégal, au Maroc et en Malaisie dans ce cadre.
Pour vous qui en faites la promotion, que signifie la volonté de la Côte d’Ivoire d’emprunter de plus en plus sur les marchés financiers islamiques ?
Elle traduit l’une des ambitions de l’État ivoirien, diversifier ses sources de financement et combler le déficit budgétaire en misant sur de nouveaux marchés et des instruments alternatifs. La finance islamique à cet égard est une très bonne alternative pour le pays, dont les besoins en financement des infrastructures se situeront à plus de 7 milliards de dollars dans les prochaines années. Il faut savoir que la Côte d’Ivoire, par les émissions de deux sukuks ces récentes années, pour un montant de 244 millions de dollars chacun, vient en deuxième position en Afrique, après l’Afrique du Sud (500 millions de dollars), en termes de montant.
Quelle plus value la finance islamique peut-elle apporter à la Côte d’Ivoire ?
Le potentiel de la finance islamique, en Côte d’Ivoire comme ailleurs en Afrique, est énorme. Avec une population estimée à plus de 1,2 milliard d’habitants, le continent est un marché à conquérir. Le taux de croissance de l’économie est fort, 6 des 10 économies ayant les taux de croissance les plus forts au monde sont africaines et la Côte d’Ivoire est en bonne position. Cette croissance exige des investissements énormes dans de nombreux secteurs de l’économie. La finance islamique, dans ses différentes composantes, sera un complément à la finance conventionnelle pour attirer de nouveaux investisseurs étrangers et stimuler l’épargne et les investissements locaux. L’actif de la finance islamique en Afrique est déjà estimé à 31,3 milliards de dollars.
Parlons de la campagne IFPRO. Quel peut être son apport ?
Nous sommes dans la géofinance islamique. Toute stratégie de développement de l’industrie de la finance islamique demande la réalisation de nombreux prérequis, qui dépendent des réalités sociopolitiques des pays et régions d’implémentation. La stratégie en Côte d’ivoire ne peut être identique à celle pratiquée dans les autres pays. Les cultures sont différentes. Ne pas en tenir compte entraverait fortement le développement de cette industrie, certaines expériences en témoignent. Parmi les prérequis, il y a par exemple la sensibilisation de la population et la connaissance de la finance islamique, ses produits et ses principes. C’est après tout de la finance, donc un business qui se base sur un certain nombre de principes de la finance éthique et de règles du droit commercial islamique, qui a ses particularités. On doit avoir à l’esprit que lorsqu’on dit finance islamique il faut entendre plus le mot « finance » que le mot « islamique ». L’Angleterre a su le comprendre. Elle est aujourd’hui leader du marché de cette finance en Europe
IFPRO, à travers la caravane de la finance islamique, veut apporter sa pierre à l’édifice en accompagnant les efforts déjà faits par nos gouvernements et régulateurs dans la vulgarisation.
Pensez-vous que la finance islamique puisse prospérer dans des pays comme le nôtre ?
Bien entendu. Nous avons un cadre favorable, une population musulmane à plus de 40% et un peuple ouvert. La base clientèle de certaines structures de micro finance islamique montre que la population ivoirienne, d’une grande diversité, n’est pas fermée à ce genre de produits. Cependant, pour un développement de l’industrie, la mise en place d’un cadre réglementaire qui facilite l’activité des institutions financières islamiques est obligatoire. L’industrie, ce n’est pas seulement la banque, mais aussi la micro finance, les marchés financiers, l’assurance. Il y a des avancées. La diffusion en 2018 par la BCEAO de quatre instructions règlementant l’activité de la finance islamique dans deux secteurs est à saluer. Il est vrai que des efforts restent encore à faire, notamment au niveau des normes comptables et des dispositifs prudentiels applicables à ces institutions, vu leur spécificité. Nous sommes dans une nouvelle dynamique dans la zone : plan comptable révisé, nouveau dispositif prudentiel Bale 3. Ces institutions ne seront pas à l’écart.
La spécificité des produits devrait amener l’AMF - UEMOA à réviser certains textes, comme le règlement général relatif à l’organisation, au fonctionnement et au contrôle du marché financier de l’UEMOA ainsi que celui relatif aux FCTC et aux opérations de titrisation dans l’UEMOA. Nous devons appliquer une finance islamique qui tienne compte de nos réalités. Le Maroc a fait preuve d’originalité dans le secteur de l’assurance islamique par la séparation juridique entre le fonds Takaful et l’opérateur Takaful. Je ne parlerai pas de la structuration du premier sukuk ijara. Cela ne veut pas dire rejeter les normes internationales comme l’AAOIFI et l’IFSB. L’UEMOA c’est huit pays. La standardisation des pratiques sera atteinte lorsque la BCEAO mettra en place son Conseil de conformité central (CCC) ou Sharia board central (SBC).
De même le développement du Takaful sera nécessaire, car sans lui les institutions financières islamiques auront du mal à se développer et à se couvrir contre de nombreux risques liés à l’activité. Enfin, il faut le développement d’un marché monétaire islamique qui permette aux banques de se refinancer tout en respectant les règles islamiques.
Il reste beaucoup d’étapes à franchir, dont la formation des cadres, mais les opportunités sont énormes. Le secteur de la finance islamique est vaste. Il suffit de savoir proposer des offres correspondant aux besoins de notre population et de développer de nouveaux produits d’épargne et de financement et de nouveaux canaux de distribution.
Quelles sont vos prévisions pour les prochaines années ?
L’ouverture de nouvelles banques, institutions de micro finance ou fenêtres islamiques, avec une priorisation de ces dernières dans un premier temps. L’investissement est plus pertinent : moins d’immobilisations, un time to market plus court et un retour sur investissement plus élevé. La stratégie sera différente selon la nature des capitaux : banques panafricaines, européennes, mono pays, Afrique du Nord, etc. Ensuite, l’effet de maturité dans le marché domestique, conjugué avec celui de certaines régions africaines et du Golfe, pourra nous faire enregistrer de nouveaux arrivants. Ce sera un mouvement d’ensemble : renforcement graduel du cadre réglementaire, lancement des premières fenêtres de Takaful. L’industrie bénéficiera des expériences étrangères et de l’évolution de la classe moyenne, grâce à la stabilité politique, gage d’une croissance forte et durable.
Propos recueillis par Ouakaltio OUATTARA